Bonjour, Monsieur Barberet. Où en êtes-vous de votre projet d'édition de vos quatre premiers livres de fables? Dites-nous un peu!
J'ai un peu de retard, comme les cerises qui ont du mal à rougir cette année! Enfin, vous étiez prévenue. Je retravaille actuellement l'une des plus longues pièces de ces quatre premiers livres, un poème qui s'intitule Les pouvoirs d'Orphée. L'écriture de ce type de poème prend du temps, non seulement parce que la pièce est longue, mais parce qu'elle nécessite de la part du poète un important travail de lecture et de documentation. Je dois jongler entre plusieurs livres pour vérifier nombre de détails concernant la mythologie grecque. Je travaille essentiellement avec Pausanias, Plutarque, Graves, Hamilton, Grimal et un volume assez épais qui regroupe l'ensemble des mythologies mondiales par grandes aires géographiques. Tout cela prend du temps. Heureusement, ce poème est bien en vers libres, et j'use même librement ici de vers impairs, ce qui est assez rare dans ce premier recueil. C'est un poème ambitieux. Il est important que la figure d'Orphée soit présente dans mon premier recueil. Nous savons tous qu'il était le poète qui charmait les animaux sauvages. Mais il fut bien plus que cela: il fut un poète réellement protégé par Apollon, et qui fit clairement le choix d'Apollon contre Bacchus. Il devait en être ainsi pour calmer la fureur des grands fauves à moins de tous les enivrer à mort pour les endormir! Ce poème fait aussi figure de piqûre de rappel pour les lecteurs qui auraient oublié certains fondamentaux concernant Apollon et le site de Delphes. Cela dit, Orphée ne se souciait pas de morale. Ce n'était pas un fabuliste. C'est cependant pour moi une figure essentielle, car Orphée est avant tout le poète de la rive et du bord de l'eau, du bord du fleuve éthymologiquement. Son arbre, c'est l'aulne, et, je veux croire, l'aulne glutineux, qui fait la joie des rivières. Or, les rivières et les animaux jouent un rôle central dans ma poésie, et je me sens réellement son héritier autant que je me sens fils d'Apollon.
Orphée, était-il amoral?
Non, il n'était pas amoral. Il représentait l'idéal du poète ou de l'artiste qui se suffit à lui-même et qui peut se passer de la vie sociale. Il restait à l'écart du vice humain et des villes, et, à ce titre, reste une figure rousseauiste. Il se bornait de son côté à ne pas nuire à son prochain. On ne lui connait que deux grandes aventures: son aventure avec une dryade, créature dévolue à la garde des chênes symbolisant la sagesse, et son aventure à bord du navire Argo. La perte définitive de la première, Eurydice, traduit probablement le fait que la douleur et le chagrin sont plus nécessaires au poète que la joie et le bonheur, ou du moins que la perte fournit un aliment nourricier à son inspiration bien plus important qu'une vie de couple réussie; mais aussi, probablement, son rapport un peu distant vis à vis d'une sagesse active qui chercherait à réguler les vies humaines. Il est rare dans la mythologie grecque que le dieu ou le héros tombe amoureux d'une dryade. On a généralement affaire à des nymphes, à des femmes ou à des déesses, pas à des dryades. Ce choix d'une dryade par la mythologie est donc tout, sauf gratuit et anodin. Il doit être pensé lui aussi pour comprendre la personnalité profonde d'Orphée. Il a fait son choix: il est mieux dans la nature avec les animaux, et ne vit justement pas cette solitude dans la nature comme une solitude, puisqu'il peut embrasser la création entière, mais encore la séduire et l'apprivoiser par la musique plutôt que par la contrainte, la violence, l'emprisonnement, la corruption ou la force. Il se console de la perte de son amour dans une nature, elle, toujours disponible, prodigue, libérale, gratuite et désireuse de prêter son épaule et des chants d'oiseaux. Il est plongé dans une nature que son art égale, n'en doutons pas. La nature est le seul confrère qu'Orphée se reconnaît. Il joue seul dans la nature, mais il lui répond en fait, comme si la nature était un berger jouant avec lui et contre lui, dans un grand concours auquel seuls les animaux auraient droit de participer en tant que public. La nature ne fait pas la morale, la nature ne complote pas, ne manipule pas, ne ment pas et ne médit pas. Même quand elle est cruelle, comme dans le cas des tempêtes en mer, elle prévient en général à l'avance par des signes qu'il vaut mieux rentrer au port et se mettre à l'abri. Elle ne poignarde pas dans le dos, sauf négligence, légèreté ou folie humaine. S'agissant de l'expédition du navire Argo, disons qu'il fallait au moins cela, une aventure merveilleuse et la compagnie d'Hercule, pour, à ses yeux, donner du sens et de la valeur à une vie sociale étriquée, étroite et forcée, à bord d'un bateau! Une banale croisière ne l'aurait pas intéressé, je pense!
Vous-même, en tant que poète, vous vous rangez donc du côté d'Apollon?
Sans aucun doute! Je n'aime pas être ivre, je méprise les drogues et l'usage des drogues, je me sens proche de Minerve, et je déteste danser frénétiquement et manger de la viande crue! J'aime le vin, j'aime bien être un peu éméché à l'occasion, mais je n'aime pas être ivre. Par ailleurs, quand on écrit des fables, on est forcément du côté d'Apollon et d'Orphée, même si Orphée ne se préoccupait pas de morale au sens strict. Apollon n'est pas contre le vin, il est contre les excès. Bref, il faut couper Dionysos avec Apollon, comme on verse du vin de Chio dans son Falerne ou de l'eau dans son vin! Il me semble que Dionysos est à Apollon ce que la Grèce est à Rome! C'est comme cela en tout cas que je comprends la civilisation gréco-romaine. Il est clair qu'Apollon l'emporte sur Dionysos, car Apollon peut être épaulé par Minerve, et parce que l'art apollinien n'est qu'un art dionysien bridé, policé et polissé, alors que l'art dionysiaque est, lui, livré à lui-même. C'est pour cela aussi que les Muses du Parnasse ne sont pas exactement les mêmes que les Muses de l'Hélicon. Les Muses sont beaucoup plus libres et guillerettes à bord de l'Hélicon. Il n'est pas inutile de rappeler ici que la création poétique, comme le vin, crée un état d'enthousiasme et d'enjouement. Un poète digne de ce nom n'a pas besoin de se droguer pour être créatif et connaître un léger état d'ébriété qu'Apollon se plaît à réguler. Dans le cas des fabulistes, Minerve intervient aussi, et Bacchus n'est pas vraiment à la noce! Il prospère surtout dans les ébauches!
Vous intéressez-vous de fait à l'orphisme?
Non, je m'en tiens à ce que dit la mythologie grecque païenne, comme Virgile et Ovide, ce qui n'empêche pas, bien sûr, de proposer une vision rajeunie, personnelle et originale du mythe. Les tentatives de récupération politique, idéologique et religieuse sont toujours détestables et méprisables. J'essaie dans ce poème de sonder le personnage plus que ne l'ont fait mes deux illustres prédécesseurs romains, mais je ne m'aventure pas sur le terrain glissant de l'orphisme. Tout ce que nous savons, c'est qu'Orphée était originaire de la Thrace, une région qui regroupait alors essentiellement des guerriers et des musiciens. Probablement qu'un musicien plus doué que les autres réussit avec sa musique à sceller des trêves, voire des paix et des réconciliations, entre diverses factions ou tribus. La mythologie est partie de cette base pour tisser son personnage, notamment en le faisant vivre au milieu des terribles Cicones, croisés aussi par Ulysse. On sait qu'il fut mis à mort par les Bacchantes de Dionysos, comme Penthée. On n'en sait guère plus. Certains ont essayé de le rapprocher du Christ et de Dionysos, mais tout cela n'est que de la basse récupération. Cela dit, il est vrai aussi que pour animer ou remuer des rochers, le poète doit jouer sur les sens des rochers plutôt que sur l'intellect, je pense. Comme tous les grands poètes, Orphée réconcilie Dionysos et Apollon dans son art, mais le tableau succinct de sa vie que nous livre la mythologie fait pencher la balance affective en faveur d'Apollon, surtout que le grand Linos (le maître d'Orphée), lui, opta pour Dionysos, et fut tué par Apollon (ou Hercule manipulé par Apollon peut-être!).
Pensez-vous que la perte définitive d'Eurydice fut un accident?
On sait que la dryade Eurydice fut piquée par un serpent au talon et plongée dans les enfers. On sait qu'Orphée est descendu aux enfers pour aller la chercher, la puiser, devrait-on dire, et que sur le chemin du retour, il se retourna pour la regarder avant qu'elle ait atteint la lumière du jour, contrairement aux indications de Pluton, si bien qu'elle fut ravalée définitivement dans le royaume des taupes, comme dit Pergaud. Mon hypothèse est en effet qu'Orphée se retourna, peut-être, délibérément, pour la perdre. La mythologie entérine la thèse de l'accident bête, du réflexe impulsif et prématuré de l'homme vaincu par sa passion et par le désir empressé de revoir celle qu'il aime, mais on peut se poser des questions. Il me semble que le réflexe malheureux d'Orphée est peut-être moins accidentel qu'il est généralement cru et admis. Peut-être que quelque chose au fond de lui-même le poussait à épouser une destinée tragique. Peut-être que pour connaître l'apogée de son art et, donc, l'apogée de sa joie, il avait besoin de connaître la perte, la tragédie, la douleur, voire le remords, dont nous parle Claudel au sujet de Baudelaire. C'est une hypothèse tout à fait plausible. On ne saura jamais. Les hommes sont tortueux comme le fleuve Méandre.
Une fois ce poème terminé, vos quatre livres seront terminées?
Non, je relirai encore une fois le livre consacré à l'Archipel de la Manche, et la longue pièce en prose qui s'intitule La coquille de noix. Après quoi, je serai à peu près bon pour une première édition des quatre premiers livres. Je dis bien première édition, car il se pourrait qu'avec le temps, je retouche encore ici et là quelques détails, comme firent en leurs temps des poètes comme Ronsard ou Boileau, adeptes des éditions corrigées de leurs ouvrages. Cela dit, ma première version des Pouvoirs d'Orphée, qui est une version brute de décoffrage, n'est pas mal non plus. En un sens, cette première version porte encore la trace de Dionysos, alors que la seconde version que vous pourrez lire sera réellement apollinienne. Mais peut-être les dieux feront-ils circuler sur le Net la version de Dionysos pour équilibrer les choses! L'équilibre est beaucoup plus présent sur le Net que dans la presse parisienne!
Pourrons-nous vous lire pour la rentrée littéraire de Septembre 2013?
Il n'est pas besoin de donner de date précise. Nous verrons bien. Mais je ne vous cache pas que je suis pressé de passer aux quatre livres suivants.