La Fontaine, une référence obligée


La Fontaine est comme le furet de la chanson pour enfants: il est passé par ici, et il repassera par là. Après sa mort, tous les fabulistes français se sont sentis plus ou moins obligés de se positionner par rapport à lui et à son oeuvre. Si l'on devait réaliser un jour une anthologie de la fable française, il serait intéressant de réserver un chapitre spécial aux seuls hommages rendus au maître. Je ne citerai ici que celui de Barthelemy Imbert, qui a le mérite d'être assez court et de résumer la situation: 

 

Toi, l'ami des nymphes du Parnasse, 

Viens, s'il se peut, m'encourager. 

Inspire-moi; tu le peux sans danger, 

Tu ne crains point que l'on t'efface. 

J'invente mes sujets, sans régler mon essor 

Sur celui d'aucun fabuliste; 

Et je crains bien qu'on ne nous prenne encor,  

Toi, pour le créateur, et moi, pour le copiste.  

 

Eh oui, le maître n'inventait pas ses sujets! Le paresseux! Il est vrai que son cas est assez original. L'histoire des lettres est très riche, et la littérature française, avec les littératures italienne et anglaise, l'une des plus riches du monde. Que de grands poètes et de grands romanciers! Que d'étoiles lointaines nous irradiant toujours de leur lumière! Rien de tel avec La Fontaine et la fable: il est devenu le soleil unique autour duquel tournent les planètes que sont ses poursuivants. Houdar de la Motte s'est rebellé et a essayé de singer Pluton. Florian est la planète Saturne qui a su attirer autour d'elle quelques agneaux. Plusieurs fabulistes du beau sexe se sont disputés la gloire d'être la planète Vénus. Antoine Vitallis s'est rêvé en planète Mercure. La plupart ont su garder les pieds sur terre et reconnaître leur indigence en face de l'oeuvre du maître. Tous lui rendent plus ou moins hommage dans leur recueil, soit en l'invoquant dans leur prologue, soit en en faisant un personnage de fable à part entière. Les fabulistes aiment bien en effet transformer en personnages de fable leurs illustres prédécesseurs. Phède, le fabuliste romain, a commencé le premier en mettant en scène Esope, le fabuliste grec de Phrygie.     

 

Si La Fontaine est notre pépite, l'âge d'or de la fable fut en fait le 18ème siècle, ce siècle si peu poétique, bouffé par la politique, les Lumières et la barbarie. Il est souvent dit qu'André Chénier fut son seul grand poète. La fable fut en fait le véritable exutoire poétique du 18ème siècle français. A nulle autre période de notre histoire, les petits fabulistes ont été si prolifiques et si nombreux. Mais après la courte éclaircie dispensée par Florian, l'étoile de la fable pâlit peu à peu au cours des deux siècles suivants, et seule la lumière de l'oeuvre de La Fontaine nous est restée aujourd'hui. Tous les grands auteurs français du 19ème et du 20ème siècle l'ont négligée, probablement terrifiés par l'ombre tutélaire du maître et happés par d'autres nécessités impérieuses. 

 

Il est clair que le nom de La Fontaine écrase tout autour de lui, même si le nom de Florian n'est pas à dédaigner et n'est pas tombé complètement dans l'oubli. La Fontaine fait passer aussi au second plan les grands fabulistes anciens qui offrent le rucher où La Fontaine prodigue le miel. Je suis le premier depuis Florian à faire véritablement honneur au maître, je crois, par l'ampleur, l'originalité et l'ambition esthétique de mon recueil. 

 

Face à cette suprématie écrasante du maître, que le maître lui-même ne désirait d'ailleurs pas, que peut-on faire? Que peut faire le fabuliste? Que dis-je, que peut faire le poète qui a de l'estomac et du cran? Etienne Gosse, dans l'avant-propos à ses fables, a répondu à cette question au 18ème siècle. On peut faire un tas de choses avec du talent, du travail, du souffle et de l'imagination. On peut chercher des sujets nouveaux comme La Motte. On peut continuer à démasquer la bêtise, la folie ordinaire, le mal, les abus de pouvoir, les préjugés et les tartufes de son temps (ils sont toujours légion). Tout cela suffit déjà amplement à conférer à la fable utilité et pertinence quelque que soit l'époque. Il ne viendrait à l'idée de personne de proclamer qu'il ne peut y avoir de roman après Balzac et Proust, il doit donc être possible de donner un nouvel élan à la fable aussi. 

 

Une manière d'égaler ou de dépasser La Fontaine (je veux dire par là une manière de se distinguer de la Fontaine) consiste, par exemple, à dresser le portrait d'un monarque éclairé plutôt que celui d'un monarque absolu, et à montrer ce monarque en action. C'est ce que j'essaierai de faire dans mon deuxième recueil de fables. La Fontaine s'est en effet surtout attaché à dépeindre un roi absolu, celui qu'il avait sous les yeux, Louis Quatorze, modèle parfait de l'absolutisme triomphant. Son temps réclamait cela, et son art aussi, car l'art de la fable consiste plus à dénoncer les vices et les abus qu'à entreprendre l'étude minutieuse d'éventuels rouages vertueux. La critique est par ailleurs plus facile et plus distrayante que la peinture de la sagesse ou du sage en action. 

 

Cependant, là encore, La Fontaine trace la voie. Sa superbe fable du Lion s'en allant en guerre esquisse en effet le portrait d'un souverain éclairé, et son recueil, au final, ébauche en creux, mine de rien, le portrait d'un monarque éclairé. Cette fable est en fait une version revisitée, plus élaborée, de la fable du Lion et du rat. Parfois, une bonne fable, loin d'épuiser son sujet, constitue un aiguillon pour l'écriture d'autres pièces. Le fabuliste peut tirer les fils de sa pelote et tisser. 

 

Un autre moyen, moyen impératif et impérieux dont nul artiste véritable ne peut faire l'économie à mon sens, consiste surtout à penser l'originalité esthétique de son recueil et à ne pas entasser les fables au petit bonheur la chance comme font la plupart des fabulistes, pour ne pas dire tous les fabulistes, si on laisse de côté une fois encore La Fontaine. Il s'agit enfin pour y arriver d'être un vrai poète plutôt qu'un moralisateur. Souvent, hélas, les fabulistes ressemblent trop à des maîtres d'école ou à des curés de la troisième république.