Points communs et différences


Fénelon a salué "la persuasion charmante et facile", Vauvenargues "le bon sens et la simplicité", D'Alembert "la disposition calme et douce que la naïveté suppose". Pour Charles Perrault, ses poésies sont "simples et naturelles". Fénelon ajoute que sa "négligence dorée se montre supérieure à un style plus poli". On salue également chez le maître l'originalité et la vivacité de l'expression, le coloris des images, la justesse et la précision du dialogue, la variété et la richesse des peintures, la naïveté du récit et du style. On aime son caractère riant, familier, gracieux, naturel et naïf. Seuls Rousseau, Lamartine et Paul Eluard ont dénigré ses fables et ses vers. Pour sauver la réputation des Romantiques, disons que les deux Alfred, Vigny et Musset, l'aimaient beaucoup. 

 

Ce sont là des qualités dont je puis me targuer, je pense, dans lesquelles je me retrouve assez, mais je les véhicule au moyen d'un style différent du sien, et au moyen, je l'espère, d'un ton qui m'est propre. Je respecte cependant l'héritage du maître, et je crois comme lui en la vertu des vers libres. Si les fabulistes qui écrivent en vers doivent conserver quelque chose de La Fontaine, c'est bien cet emploi du vers libre, dit encore vers irrégulier, ou vers hétérométrique. Que salue-t-on chez La Fontaine? On salue en général le ton naturel et facile de ses vers, en fait rendu possible par l'emploi magistral du vers libre classique de son temps dont il est devenu le héraut dans ses fables. 

 

Ecrire en vers libre, ce n'est pas copier ou plagier La Fontaine, ce n'est pas choisir la voie de la facilité face à un vers régulier qui serait plus difficile à écrire, c'est tout simplement mettre toutes les chances de son côté pour écrire des fables vivantes et enlevées, même si des fables écrites en vers réguliers peuvent être aussi de très bonne tenue. La combinaison savante et primesautière de l'octosyllabe et de l'alexandrin, ce fut là une décision, sinon une trouvaille, de génie de sa part. C'est la combinaison du vers long et du vers court qui donne souffle, légèreté et vivacité aux fables de La Fontaine. Le vers long, l'alexandrin, permet à la pensée de ne pas s'encombrer du retour trop rapide de la rime, le vers court, l'octosyllabe, insère des changements de rythme, des accélérations, allège le ton empesé de l'alexandrin régulier, facilite l'écriture de dialogues vifs et enjoués. Le mélange des deux vers donne vie, relief et souplesse aux tableaux du maître. 

 

Le vers libre classique de La Fontaine n'est rien d'autre qu'un vers régulier assoupli. Et le vers libre moderne n'est rien d'autre qu'un vers libre classique assoupli à l'extrême. A ce titre, le vers libre classique de La Fontaine est plus proche du vers régulier que du vers libre moderne. Il varie un peu la longueur des vers, il mélange les vers suivis, croisés et embrassés, il se moque de la riche rime. Pour le reste, il respecte les grandes règles de la versification classique. Le vers libre moderne est, quant à lui, une licence de liberté absolue accordée au poète. 

 

Le vers employé par moi dans ce premier recueil de fables est un vers libre classique assoupli qui explore un degré de liberté supplémentaire par rapport à celui de La Fontaine sans tomber pour autant dans le vers libre moderne. Ce vers libre classique assoupli est plus proche du vers libre classique de La Fontaine que du vers libre moderne d'un Guillaume Apollinaire ou d'un Jacques Prévert. 

 

Comme La Fontaine, je me moque (dans mes fables) des rimes riches qui n'apportent pas grand-chose, sinon des restrictions dans le choix de la rime et, donc, des restrictions sémantiques évidentes. Cela dit, je ne suis pas sectaire, si la rime riche se présente et sert mon propos, je l'accepte volontiers.  Comme La Fontaine, je respecte l'alternance régulière des rimes masculines et féminines. Le non-respect de l'alternance régulière des rimes masculines et des rimes féminines me gêne beaucoup quand j'écris en vers réguliers ou vers libres classiques assouplis. Elle crée vraiment une impression visuelle de n'importe quoi sur la page que je trouve esthétiquement rédhibitoire et condamnable. 

 

Savoir, par exemple, que Rabelais aimait de son côté les strophes de rimes masculines suivies de strophes de rimes féminines ne change rien à l'affaire, car c'est là seulement déplacer à un autre niveau une alternance régulière bienvenue. Je suis esthétiquement et visuellement accroc à cette pratique de l'alternance régulière des rimes masculines et féminines. Et toujours fidèle à La Fontaine, je préfère un mélange de rimes croisées, suivies et embrassées aux rimes plates suivies de Boileau, en effet plus monotones. Tels sont nos principaux points communs en matière de versification.   

 

Pour le reste, la variété des formes poétiques utilisées est plus riche chez moi que chez La Fontaine. J'utilise aussi le décasyllabe beaucoup plus souvent que lui, et je n'hésite pas à tripler ou à quadrupler parfois mes rimes. Là encore, il a ouvert le chemin avec ses 5 rimes suivies en "ure" dans la fable L'aigle et le hibou, belle dérogation à ses habitudes que je sais savourer à sa juste mesure. 

 

J'ai tenu à ce que soient présentes dans ce recueil les premières fables en vers que j'ai écrites, celles où je ne respecte pas les règles de versification, me faisant encore la main sur la rime. J'aurais pu les corriger, en m'assurant, par exemple, de l'alternance stricte des rimes féminines et des rimes masculines, mais je n'y ai pas tenu: elles conservent ainsi une naïveté enfantine, une originalité et une fraîcheur qui me plaisent et qui font également le charme de ce recueil. La vérité est que j'ai accumulé un certain nombre d'entre elles et qu'elles seront distillées dans mes différents recueils au gré de la nature de leur contenu et de la pertinence de leur sujet. Ainsi donc, cette touche naïve des origines et des premiers frémissements sera toujours présente dans mes recueils.

 

Il est certain que ce premier recueil formera un tout, une photographie de mon art à un moment T, et que le second recueil sera différent. J'espère avoir conservé devant moi une marge de progression. Ou sinon de progression, du moins d'évolution. Je la pousse devant moi comme un berger pousse son troupeau. Il se pourrait par exemple que mon deuxième et mon troisième recueil contiennent aussi des fables écrites en vers libres modernes et des fables courtes écrites en prose poétique. En effet, les fables en prose du premier recueil ne sont pas toujours des fables animalières au sens étroit du terme: elles sont souvent des fables assez longues d'une inspiration assez libre, et il faut entendre à leur sujet le mot fable au sens large du terme. 

 

La grosse différence entre La Fontaine et moi réside dans le fait que j'invente nombre de mes sujets en plus de récrire des fables anciennes. Je m'autorise aussi l'inclusion de poèmes et de sonnets, mais aussi de fables en prose. Je réconcilie La Fontaine et La Motte: j'écris des fables en m'appuyant sur des canevas anciens déjà existants, comme fit La Fontaine, mais aussi des fables nouvelles en inventant des canevas nouveaux, comme fit La Motte. J'ai remis aussi à l'honneur quelques fables de Léonard de Vinci qui furent écrites dans le style bref et concis d'Esope. Bref, j'ai lapé à diverses sources de mon art, sans pour autant les avoir toutes explorées et épuisées. 

 

J'ai fait en sorte cependant que mon recueil soit équilibré, et marqué autant par la maîtrise que par la naïveté. J'ai essayé de lui conférer une unité thématique et métaphorique tout en cultivant la variété des sujets, des pièces et des formes poétiques utilisées. Avec mes poèmes, je ne fais que soigner le coloris des images et la richesse des peintures. Cela tombe sous le sens pour un élève de Courbet dont le pinceau est une plume. Surtout, par rapport à La Fontaine, je prends sérieusement en compte l'héritage du roman, je crée des personnages récurrents, et j'ancre mes fables et mes personnages dans un territoire précis à la manière de ce que firent par le passé Honoré d'Urfé, William Faulkner ou Thomas Hardy.