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Les baigneuses



Voici donc l'illustration qui ornera la couverture de L'avant-propos de Maître Renard? Est-ce que je me trompe? 

Non, vous avez sous les yeux la dernière ébauche avant l'illustration finale. Mais l'illustration finale est sensiblement identique. J'ai demandé à ce que soit retirée de l'illustration finale l'édition des Fables de La Fontaine que l'on peut voir sous celle des Fables du lavoir. Cela faisait un peu trop prétentieux. Mais l'ébauche faisant le parallèle existe, et je la rends très volontiers publique! 

C'est assez osé comme illustration. Maître Renard tourne le dos aux recueils de fables, et préfère travailler à ce qui semble être une toile ou une partition consacrée à des baigneuses. 

Comme vous le savez, j'ai décidé de faire de Maître Renard un poète dans la tradition de ce que Chardin fit avec sa fameuse toile du singe peintre, où l'on peut voir un singe debout, peignant devant un chevalet. Dans les fables, on fait parler les animaux, on leur accorde la maîtrise du langage humain rendant potentiellement possible le réveil des vocations littéraires et poétiques parmi eux. Je ne fais que pousser cette logique jusqu'au bout. Maître Renard écrira principalement trois types de poèmes: un recueil de sonnets, Les sonnets du gour de Conche, un long poème en vers libres intitulé Les Baigneuses, et très probablement un long poème en prose intitulé Le grand théorème, dont je vous parlerai une autre foisCette illustration reflète tout cela de façon rigolote, parlante et puissante, mais aussi le contenu même de l'avant-propos puisque le renard parle de cette vocation poétique dans son avant-propos, et de ses implications disons fictives et philosophiques. 

Dans cette illustration, vous élargissez le champ des baigneuses aux animaux, vous dressez debout votre renard à la manière d'un homme et d'un singe, et vous suggérez que la poésie est à la fois peinture et musique. C'est une illustration aussi amusante que riche et complexe, non? 

Oui, Delphine. Le renard se tient effectivement debout comme un homme, écrit son poème directement sur le motif à la manière d'un peintre, et, visiblement, des femmes éclairées adorent poser pour lui! Les grâces de la chevrette et de la vache sont érigées au même rang que celles de la femme, objet traditionnel des tableaux consacrés aux baigneuses. Evidemment, dans la réalité de la nature et du monde, les baigneuses sont variées et nombreuses, et un grand poème ne peut pas ne pas refléter cela bien sûr. 

Cela revient-il à dire que Maître Renard est pour vous un hétéronyme? 

Je ne le crois pas. Je ne crois pas que je pousse aussi loin que Fernando Pessoa la logique qui consiste à écrire des poèmes de poètes eux-mêmes fictifs et inventés, fruits de l'imagination. J'hérite pour commencer d'un personnage déjà fameux, aux traits très marqués, aussi bien en tant que personnage de fable qu'en tant que personnage de roman, vieux de plus d'un millénaire, et qui est, qui plus est, un animal, ce qui change quelque peu la donne par rapport à ce que fit Pessoa, dont je m'inspire toutefois. Par ailleurs, notez que ce qui fait la force de l'oeuvre poétique de Pessoa, ce n'est pas tant d'avoir créé un poète fictif que d'en avoir créé plusieurs, formant une petite société de poètes se connaissant les uns les autres, se commentant les uns les autres, s'appréciant les uns les autres, avec au centre la figure d'un maître: Alberto Caeiro. Plus qu'un maître, un maître absolu, puisque Caeiro ressemble à un poète qui aurait pu exister avant Homère, et appartenir à la famille des Orphée et des Linos. Un maître entouré de quelques disciples et admirateurs dont Pessoa fait partie lui-même. J'attribue à Maître Renard des poèmes que j'écris, mais le fait de lui attribuer l'écriture de poèmes et d'en faire dans les faits l'animal poète de mon recueil de fables, le renard poète du canton des cascades, suffit à faire de lui un Maître Renard original sans qu'il soit besoin de se creuser plus la cervelle. Je n'ai pas besoin d'inventer un poète qui serait différent de moi, et qui écrirait des poèmes dont la forme et le fond correspondraient à sa personnalité plutôt qu'à la mienne. Je pense que Maître Renard constitue plutôt un double et un prolongement de ma personne, un poète qui s'offre des audaces que je ne m'offre pas, même si je m'en offre déjà beaucoup, notamment dans mes fables, comme si Maître Renard était le La Fontaine des contes grivois plutôt que Le Fontaine des fables si vous voulez, sauf que Maître Renard écrit des poèmes, pas des contes grivois. Les poèmes qu'il écrit sont plus facétieux et licencieux que les miens. Disons que Maître Renard poète, c'est moi en légèrement plus sulfureux. C'est ce qui rend le personnage sympathique. Il met sa ruse au service de l'art et de la poésie. Mais, à l'arrivée, le personnage sent toujours autant le soufre.    

Avez-vous commencé à travailler sur ce poème des Baigneuses? 

Non. Pour tout vous dire, c'est là un poème que je porte en moi, que j'ai envie d'écrire, mais que je ne pourrai écrire que sur place en Franche-Comté. Autant il est des poèmes évoquant les bords du Lison et de la Loue que je peux écrire en atelier, en studio, si vous voulez, en faisant intervenir et travailler ensemble l'imagination et la mémoire, autant il en est d'autres qui devront être écrits sur le motif, et Les Baigneuses fait partie de ceux-là. Je me sens tout à fait incapable pour l'instant de l'écrire. Il me faudra fréquenter quotidiennement en personne, en chair et en os, le lieu même où Maître Renard travaillera sur le motif à son écriture. J'aurai besoin des détails des lieux pour l'écrire. Les baigneuses poseront dans la rivière du Lison, dans la partie basse et aval de la vallée du Lison, quelques centaines de mètres en amont de sa confluence avec la Loue. C'est là que ce poème sera écrit sur le motif et c'est là que les baignades auront lieu, en divers points de la basse vallée, notamment auprès d'un moulin en ruine, le moulin Sapin. C'est là que défileront, que viendront, que repartiront, que reviendront les baigneuses dans leur plus simple appareil. Ce sera un ballet continuel auquel prendront part les Muses et les Grâces. Un poème de la belle saison aussi, de l'été. Par ailleurs, mon esprit est accaparé par d'autres projets pour le moment. Mais je sais d'ores et déjà que ce poème sera écrit en vers libres, et que les baigneuses reines seront les déesses, les nymphes, les femmes, les vaches, les chevrettes, les loutres, les truites et les ombres, voire les couleuvres vipérines et les couleuvres à collier qui aiment l'eau! La grenouille ne voudra pas se faire aussi grosse que la vache, elle voudra se faire aussi belle que la chevrette! Il est étrange et curieux que ce thème, qui a tant fait florès en peinture, n'ait pas eu plus de succès et de postérité en poésie. Il est certain qu'écrire un poème intitulé Les Baigneuses constitue un projet autrement plus sensuel que seulement peindre des baigneuses. Les peindre est une chose, en parler en est une autre!  

Je sais que vous écrivez aussi une correspondance élégiaque entre un rouge-gorge et une chevrette. N'est-ce pas là la preuve que tel Pessoa, vous créez vous aussi un embryon de société, sinon de poètes, du moins d'animaux lettrés et doués pour les lettres, voire les arts?  

C'est une excellente remarque, Delphine. En effet, j'écris aussi une correspondance élégiaque dans laquelle je me glisse dans la peau d'un rouge-gorge amoureux d'une chevrette, et lui écrivant des lettres d'amour. Un écureuil, pas un lièvre et encore moins une tortue, sert de messager entre le rouge-gorge et la harde où se trouve la chevrette. Ce rouge-gorge fait rire les chevrettes, et a un peu honte de porter lui-même ses morceaux de bravoure et de chevalerie. Ce rouge-gorge, est-il pour autant un hétéronyme? Je ne le crois pas non plus, car je ne cherche pas à lui attribuer un style littéraire qui lui serait propre et différent du mien. C'est bien moi qui écris ces lettres d'amour en prose, et ce sont bien les sentiments que j'éprouve moi-même à l'égard des chevrettes et des biches que je déverse dans ces lettres. Evidemment, se glisser dans la peau d'un rouge-gorge ajoute au piquant de l'entreprise, puisque je peux voler et voleter ici et là, habiter un charmant bosquet de noisetiers où coule un petit cristal de source, fréquenter une somptueuse gorge encaissée, ponctuée de petites cascades et encombrée de bois mort, et, surtout, ne pas retourner au Danemark quand revient la belle saison! Mais c'est vrai qu'avec ce renard, ce rouge-gorge, et, en plus dans mes fables, une jeune loutre douée pour la peinture, et un ours touche-à-tout aimant notamment la poterie et la peinture, je ne fais que compléter le tableau que nous propose déjà la nature elle-même avec son hirondelle qui maçonne des nids, son castor qui édifie des barrages, son araignée qui tisse des toiles, son rossignol qui compose des chants mélancoliques, pour ne pas parler des chants des merles et autres grives et oiseaux. La comparaison avec les hétéronymes de Pessoa est donc moins valable à mon sens que celle avec la réalité de la nature et du monde qui nous entoure. Si je devais un jour créer un véritable hétéronyme, je pense que celui-ci garderait figure humaine.        

Où en êtes-vous de l'écriture de votre avant-propos? 

Je commence à en voir le bout. Il s'est musclé philosophiquement et fait maintenant deux cents pages environ. Il forme un petit livre à part entière, c'est maintenant certain! Je tiens d'emblée à vous dire qu'il est ponctué de nombreuses citations à la manière des ouvrages de Montaigne et de Schopenhauer. Maître Renard s'appuie sur les pensées des grands hommes pour faire progresser la pensée humaine et la pensée humaniste, la vraie, pas la fausse, confondue aujourd'hui dans les médias irresponsables et retors, délirant à pleins tuyaux en toute impunité, avec un certain angélisme primaire, rétrograde et vicieux.