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Extrait de L'avant-propos de Maître Renard



Quand je travaille en plein air, sur le motif, à la composition de mon poème Les baigneuses, je me sens doublement proche des moulins dans les parages desquels je plante mon chevalet: je suis perché comme eux au bord de la rivière, et, surtout, je suis actionné par les baignades des créatures comme eux sont actionnés par le courant de la rivière. Certes, je contemple, je contemple du beau, du plaisant et de l'agréable, je contemple du beau en action, je contemple les baigneuses qui se baignent dans la rivière, mais j'écris aussi en même temps, je compose aussi en même temps mon poème, je peins aussi en même temps mes baigneuses, je demeure très actif devant mon chevalet: cela bouillonne à l'intérieur de moi-même. Ma contemplation engendre une espèce d'activité intérieure frénétique assez difficile à décrire et à dépeindre. Le spectacle offert par les baigneuses, le ballet offert par les baigneuses qui vont et qui viennent sur la rive, sur la berge, et dans la rivière, le ballet offert par les baigneuses qui rejoignent la rivière et par les baigneuses qui en giclent pour regagner le rivage et le confort relatif de leur serviette étendue dans l'herbe, le chassé-croisé incessant et vertigineux des baigneuses dans la rivière et sur la berge, actionnent en moi des mécanismes subtils, immatériels et sensibles, des roues et des engrenages qui produisent in fine sur la portée musicale placée devant moi sur mon chevalet des vers libres qui s'enchaînent naturellement, avec une extrême agilité et souplesse, dans la lumière radieuse de l'été. Je ne bouge pas beaucoup pendant ces longues séances de composition poétique, je quitte très peu les abords de mon chevalet, je reste littéralement scotché devant la scène fleurie, vivace, colorée et changeante qui se déroule sous mes yeux. Je ne descends pas dans la rivière pour régler des détails chorégraphiques, je fais confiance au naturel et à l'instinct des baigneuses, mais aussi à mon imagination qui sait orchestrer des variations et des prolongements. Je contemple, mais je suis néanmoins plongé dans une activité intense, fébrile et débordante. Il ne sort pas de la fumée ou de la brume de mes oreilles, mais presque. Mon univers intérieur entre en ébullition à l'intérieur de moi-même, et mon âme contemplative, mon corps, mes sens, mon cerveau et mon esprit sont liés de concert par un degré d'activité extrême auquel peut seulement rêver une âme active traditionnelle et classique.

Quand je peins mes baigneuses, je me transforme presque en bouilleur de cru, en barbouilleur de crue, tant cela bouillonne en moi, tant les engrenages s'activent dans mon corps, tant les fenêtres de l'âme contemplative du moulin se rassasient et se délectent du spectacle offert sur un plateau par les baigneuses, tant le ballet offert par les baigneuses trouve de choses précieuses à distiller tout au fond de moi-même, dans les mille serpentins de mon alambic. Je ne reste pas figé toutefois, je tourne autour de mon chevalet, je fais les cent pas, je bats la berge et la mesure, j'étends le bras pour accrocher sur la portée, comme du linge à sécher, les mots humides et les notes mouillées formant les vers libres, charnels et colorés. Si je ne peux pas écrire sur un clavier d'ordinateur, ainsi que fait si bien mon furet capable de pianoter ce que je lui dicte à la volée, je peux en revanche tenir un pinceau avec ma patte pour orchestrer sur la portée le déploiement et le tourbillon des formes gracieuses, visibles et sensibles. Je peux graver les bruits et les sons dans des vers intelligibles et réjouissants. Quand je compose, j'entre en quasi lévitation, comme les Grâces qui dansent sur les prés et dont les orteils effleurent à peine les brins d'herbe: mon pinceau, sous l'action du rythme qui le porte, sous l'effet de la musique qui l'anime, sous l'influence de la contemplation des couleurs qui le soutiennent en collant aux adjectifs, tient sans difficulté entre les doigts de ma grosse patte, comme s'il était doté d'une petite hélice dans son dos, activée par le courant d'air frais qui accompagne toujours la rivière, même en été; comme si ce courant d'air frais jaillissait lui aussi de la source, de la cavité rocheuse baptisant la rivière souterraine. Si je déclame mes sonnets sur la plateforme du creux Billard en restant debout sur mes quatre pattes, je peins les baigneuses dressé debout sur mes deux pattes arrière. Devant mon chevalet, j'entre en bipédie comme l'ours qui se dresse debout sur ses pattes pour impressionner son monde. J'entre en bipédie grâce aux baigneuses qui sont de belles créatures s'adonnant à une occupation non moins belle, remarquable et fondamentale: la baignade. Cette magie opère uniquement lorsque je compose devant mon chevalet sur le motif. Dès que j'empoigne une plume pour écrire autre chose qu'un poème ou pour composer un poème dans ma tanière, la plume glisse entre mes doigts et tombe à terre, et m'oblige à faire appel aux services d'un scribe aux pattes plus fines que les miennes. Cette magie opère aussi devant mon chevalet quand je rature un vers manqué ou charcute un passage raté pour en redistribuer ailleurs les vermisseaux, tel l'oiseau partageant la provende entre les becs affamés de plusieurs oisillons.

Ce mouvement de retrait sous les feuillages qui font de l'ombre à une partie de la rivière tient lieu de repli défensif. Je me préserve ainsi de la canicule ou des fortes chaleurs de l'été. Il est démenti cependant par la course de mon esprit et par le vol de mon pinceau. Mon poème Les baigneuses est un long poème, écrit principalement en vers libres modernes, que je compose sur de grands cahiers de musique (douze portées) posés sur un vieux chevalet de campagne, ayant appartenu jadis à un disciple obscur de Gustave Courbet. Je procède ainsi au bord de la rivière afin que mon allure générale de poète dressé debout sur la berge ressemble à celle d'un peintre, mais aussi à celle d'un chef d'orchestre. Je dirige en effet mon orchestre de baigneuses à la baguette en agitant mon pinceau. Je parle bien sûr ici de baigneuses dévouées à la noble et juste cause de mon poème. Je n'oublie jamais non plus que le meilleur moment de la journée pour me peindre, c'est quand je compose moi-même sur le motif, quand je peins devant mon chevalet. On peut alors m'immortaliser en pleine action en train de peindre des baigneuses: une baigneuse solo, un duo de baigneuses, un trio de baigneuses, un quatuor de baigneuses... Cela dépend des moments de la journée, et la composition même de l'orchestre de baigneuses évolue parfois aussi vite que le morceau que chaque orchestre individuel, parfois très éphémère, est invité à jouer avec ses instruments devant mes yeux. Il faut savoir dans la vie ce qu'on préfère: peindre les baigneuses ou peindre les artistes, voilà tout. Il me plaît d'ailleurs de penser que mes baigneuses sont des musiciennes dans l'âme, et que leurs atours sensuels et leurs attributs physiques forment des instruments de musique dont elles savent jouer à merveille, à l'ombre comme au soleil, dans la rivière comme sur le pré. La virtuosité de la cuisse de la femme répond sans mal à celle de la queue de la vache fouettant et giflant les mouches avec autorité. La cheville de la chevrette est la cheville ouvrière de mon poème. C'est elle qui m'oblige à cultiver une certaine délicatesse. L'oreille est merveilleusement liée à la cheville, c'est vrai. Si cela ne se voit pas dans l'eau, cela se voit quand la baigneuse se retire de la rivière et que l'eau dégouline le long de son corps. Parfois, mes vers libres sont si bons que mon chevalet se cabre de joie! Je dois donc rester très prudent quand j'atteins des sommets devant lui avec mon pinceau! Je ne dois pas flatter son encolure, je dois lui tenir fermement la bride, et ce n'est pas un hasard si mon furet l'appelle Pégase et s'il est désormais connu sous ce nom dans le canton des cascades.  

Mon atelier d'écriture, cela peut être aussi bien le bord du Lison que ma tanière. Cela dépend du poème, de la saison et de la météo du jour. Mais en été, cela dépend surtout des baigneuses, des coins où elles se baignent, des coins de baignade à la mode. Dans l'ensemble, la mode perdure et ne change pas trop d'année en année: les mêmes coins restent à la mode. Même quand elles sont absentes, je vais peindre au bord de la rivière comme si elles étaient présentes. J'en profite pour retoucher mon poème et pour donner libre cours à mon imagination. Retoucher mon poème me permet d'ailleurs de toucher les baigneuses pour de bon, car, quand je compose devant elles, je ne les touche pas, je ne les touche que des yeux: je me contente de les contempler bien sagement. Celle qui touche vraiment les baigneuses, c'est la rivière, qui peut s'enlacer et s'enrouler autour de leurs tailles, autour de toutes les parties de leurs corps enlacés ou dénoués dans l'eau. Souvent, les baigneuses se frôlent, s'effleurent et se touchent elles aussi. C'est dans ma tanière que je compose de préférence mes sonnets et mes fantaisies passagères en prose. Je peins sinon directement sur le motif, notamment lorsque je travaille à mes Baigneuses, le plus visuel et le plus pictural de mes poèmes. Le plus cinématographique de mes poèmes aussi. Je vais généralement me poster là où la rivière peut aisément délayer mon pinceau, là où je n'ai qu'à tendre la patte ou qu'à faire quelques pas pour nettoyer mon pinceau dans le courant de la rivière. Je colore ainsi très légèrement la rivière sur quelques mètres, mais je ne crois pas que je pollue trop le Lison. Je préviens toujours les truites avant d'attaquer une séance de composition poétique, je leur demande de se tenir en amont du pinceau que je délaye.

Vous agiriez de même si vous écriviez un long poème estival, fluvial, riant, sensuel, gai, coloré, guilleret, idyllique, élyséen, parfumé, fluide et aquatique, intitulé très sobrement Les baigneuses. Vous agiriez de même si vous étiez confrontés à des baigneuses occasionnelles ou émérites dont vous devriez peindre et dépeindre les ébats aquatiques et voluptueux avec réalisme et minutie: vous écririez directement sur le motif dans la nature. Vous ne vous priveriez pas de ce bonheur et de cette chance inouïe. Profitant à plein de la belle saison bleutée fusant de juin à septembre avec un petit poisson orangé dans son bec, vous vous démèneriez comme des beaux diables devant vos chevalets et vous engrangeriez aussi au passage, dans la foulée, des notes, des images, des idées, des fragments, des bouts, des déchets, des commentaires de baigneuses, des bribes de dialogues décousus, bref toute une matière riche, informe et variée, féconde et prometteuse, pour égayer et animer vos longues soirées d’hiver. C'est généralement dans la basse vallée du Lison que j'installe mon atelier volant de bouilleur de cru ambulant, en aval de la scierie de Chiprey. Et c'est généralement dans la partie basse de cette basse vallée, en aval du moulin d'Echay, entre le pont de Cussey et la confluence de la Loue que je plante mon chevalet le long du Lison, mais il m'arrive aussi parfois d'aller le planter en d'autres lieux dans la vallée quand une occasion en or se présente. Cependant, c'est bien dans la basse vallée du Lison que les baignades humaines sont les plus nombreuses et les plus belles, les plus convaincantes et les plus réussies. Je ne m'interdis rien: des baignades des bords de la Loue peuvent aussi se frayer un chemin pour finir dans mon poème. Les affluents du Lison peuvent, eux aussi, devenir le théâtre privilégié de baignades concluantes. Parfois, les baignades affluent de tous les côtés et je ne sais plus où donner de la tête. Je privilégie alors les baigneuses que je n'ai pas souvent l'occasion de peindre et de voir. Je m'abstiens cependant d'aller peindre le long de la Goulue afin de ne pas distraire le lion, qui sue sang et eau à gouverner le pays depuis sa belle saulaie aux branches mielleuses et dorées. Celle-ci est dressée au bord du ruisseau, entre les deux moulins qui ne brassent pas les mêmes eaux: le moulin du haut (ou du dessus), actionné par la Goulue, et le moulin du bas, actionné par le Lison.

Des oiseaux diligents m'informent de tout ce qui se passe et de tout ce qui se baigne dans la vallée du Lison, mais aussi de tout ce qui patauge et barbote dans les parages de la confluence de la Loue, en amont comme en aval de la Loue. Je suis informé de toutes les baignades ayant cours dans la vallée du Lison. Je crois être à peu près bien informé en tout cas, et je suis même parfois informé par des messagers spéciaux du lion. Les baigneuses sont assez imprévisibles dans leur ensemble, et pas toujours très coopératives avec les artistes. Elles ne se baignent pas toujours au même endroit non plus, pas toujours aux mêmes heures, et pas toujours aux abords des sages et tranquilles ruines d'un moulin discipliné montrant l'exemple, si bien que mon atelier champêtre doit rester mobile et volant, et se déplacer le long des berges du cours d'eau, généralement en amont des ruines du moulin Sapin, entre le pont de Cussey et le moulin Sapin, car, en aval de ce moulin, le lit de la rivière est trop caillouteux, le courant trop vif pour accueillir des baigneuses, même au plus fort de l'été, et il n'est pas assez profond non plus pour accueillir des nageuses, à moins de vouloir peindre des truites nerveuses s'en revenant des herbiers aquatiques nonchalants de la confluence de la Loue. Les baigneuses aiment bien butiner de coin en recoin, de plage en grève, de courbe en méandre, de crique en remous. Mais certaines baigneuses restent très fidèles au coin de baignade qui a fait ses preuves les étés précédents ou les jours précédents.

Les meilleurs endroits le long de la rivière, les endroits formant ce que l'on pourrait appeler de véritables coins à baigneuses, les envers que les baigneuses humaines affectionnent le plus, sont les endroits où la rivière ralentit et s'élargit, devient plus profonde et plus sablonneuse, et, donc, plus accueillante pour les baigneuses comme pour les nageuses. Mais attention, si toutes les nageuses sont des baigneuses, toutes les baigneuses ne sont pas des nageuses. C'est néanmoins dans ces endroits plus calmes et plus profonds, où la rivière elle-même ralentit sa course pour contempler, caresser et palper longuement les baigneuses, que les baigneuses peuvent improviser une brasse. La brasse est en effet la plus naturelle et la plus sensuelle des nages terrestres. La plus universelle des nages terrestres. Elle seule semble défricher la rivière sans lui retourner l'estomac. Elle seule permet de déchiffrer quelque peu les pensées des nageuses. Et moi-même, quand je compose devant mon chevalet ailé, j'imite les nageuses, je brasse idées et images à foison sur la portée qui s'anime et qui prend des couleurs. Le crawl est une nage vraiment démente à proscrire, une nage qui éteint toute la sensualité du corps féminin évoluant dans l'eau. Une nage qui crée aussi trop de remous autour d'elle. Or, les remous, cela doit rester la spécialité et l'apanage de la rivière. Dans mon poème, le papillon n'est pas une nage, il est juste un billet doux plié en deux, un insecte volant posé sur un bouton d'or. Je papillonne de baigneuse en baigneuse, certes, je butine de croupe en échine, certes, mais les baigneuses, elles, n'ont pas le droit de nager le papillon, qui est une nage très disgracieuse. Il en est ainsi car le papillon n'est pas une nage naturelle, c'est une nage violente qui torture et disloque les épaules du corps humain. Heureusement pour la beauté de l'univers, très peu de baigneuses humaines savent nager le papillon. Seules la brasse, la nage du chien et les nages naturelles des animaux aquatiques sont autorisées. La planche sur le dos est toutefois acceptée, et nous verrons très bientôt pourquoi en aval de ce paragraphe. Les courbes de la rivière où le courant ralentit conviennent généralement mieux aux nageuses que les lignes droites plus rapides, moins profondes et plus caillouteuses. Mais ce n'est pas forcément dans les courbes les plus harmonieuses de la rivière que les courbes des baigneuses s'expriment le mieux et se montrent les plus généreuses.

Certaines baigneuses sont plus exigeantes que d'autres. Certaines baigneuses sont très pointilleuses et tiennent difficilement en place quand elles ne sont pas satisfaites par les conditions de baignade ou quand Georges Seurat n'est pas présent dans les parages. Certaines baigneuses peuvent être gênées par un rien, un rien peut les décontenancer et les affoler. La baigneuse qui boude ne s'aventure plus dans l'eau. Je dirais même qu'elle commence à stagner en berge et à modifier l'atmosphère de l'après-midi comme si le ciel se couvrait. D'autres, très conscientes de la grande valeur esthétique de leurs courbes, très conscientes de la nécessité absolue de leur présence dans le poème, savent se montrer capricieuses et divaguent. D'autres tiennent très facilement en place dès lors que certaines conditions précises sont réunies. Toutes n'acceptent pas de poser en groupe sur la berge ou dans la rivière. Certaines baigneuses aiment la solitude, et disposer de toute mon attention. Certaines posent uniquement sous mes yeux pour jouir du bonheur et du privilège de pouvoir dialoguer en tête-à-tête et en privé avec moi. Il en est du poète comme du peintre: le poète débonnaire aime deviser de son art tout en peignant quand il est bien entouré. Surtout lorsqu'il s'agit de converser avec des baigneuses curieuses de connaître tous les secrets de la composition poétique. J'aime alors leur divulguer mes secrets au compte-gouttes. Je décortique pour elles quelques passages du poème à haute voix. Je leur montre par exemple l'utilité poétique des éclaboussures. En grec ancien, le même verbe est d'ailleurs utilisé pour signifier peindre et écrire. Mais je vous l'ai déjà dit en amont, je crois: peindre avec des mots, peindre avec des vers, peindre avec des strophes, avec des images verbales, des idées et des pensées, ce n'est pas la même chose que peindre avec des couleurs, des taches et des contours, des images figuratives, immobiles et figées; et ce n'est pas la même chose non plus que peindre avec des notes de musique, des dièses et des bémols, émanant de plusieurs instruments de musique.

Les femmes, les vaches et les chevrettes forment les pièces maîtresses, les baigneuses angulaires, sinon les pierres angulaires, de mon poème. Ce sont elles qui occupent le centre du tableau, et c'est généralement autour d'elles que les autres baigneuses évoluent, batifolent et s'activent, vont et viennent pour offrir à la pensée et à l'imagination des fuites, des échappées et des diversions, dont profitent pleinement le poème et ces baigneuses prépondérantes qui ont droit aussi au repos. Quand je tiens sous mon pinceau une femme, une vache et une chevrette, il me semble tenir sous mon pinceau un trio idéal, sinon les trois Grâces. Non, entre les trois Grâces et ce trio idéal, on trouve trois chevrettes se baignant ensemble. L'or va aux trois Grâces, l'argent aux trois chevrettes, et le bronze au trio formé par la femme, la vache et la chevrette. En fait, comme les trois Grâces ne se baignent pas et préfèrent danser sur le pré, ne voulant pas empiéter sur le domaine des nymphes et des naïades, l'or revient aux trois chevrettes, l'argent aux trois femmes, et le bronze au trio idéal. Les trois Grâces ne se baignent pas. On ne peut pas danser dans l'eau. Les Grâces ne se baignent pas car elles ne veulent pas être confondues avec les Nymphes ou avec Vénus. Les Muses sont quant à elles des Nymphes un peu spéciales qui se baignent dans les poèmes. Elles préfèrent les montagnes et les sources des ruisseaux aux amples courbes des rivières de plaine. La ligne ondoyante et serpentine est la ligne de la grâce, et celle-ci peut se voir le long des rivières et s'observer le long des baigneuses. La grâce de la baigneuse est cependant différente de celle de la danseuse. La baigneuse qui quitte sa serviette pour rejoindre la rivière esquisse dans l'herbe les mouvements gracieux de la danseuse avant de les troquer dans l'eau contre la grâce de la baigneuse, qui est différente de celle de la nageuse ébauchant une brasse dans l'onde lascive. Idéalement, la baigneuse enchaîne donc trois grâces différentes dans le paysage. Elle passe d'une grâce à l'autre. Elle esquisse la danse, elle ébauche la brasse, et, entre ces deux mouvements gracieux qui lui servent de cadre sensuel, elle déploie la baignade achevée.

Femmes, vaches et chevrettes forment la colonne à la fois vertébrale et charnelle de mon poème, ce qui ne veut pas dire que les femmes, les vaches et les chevrettes soient toujours présentes sous mes yeux quand je peins sur le motif. Cela veut juste dire que leurs corps, leurs têtes, leurs visages, leurs chevelures, leurs cous, leurs épaules, leurs poitrines, leurs bras, leurs coudes, leurs tailles, leurs bassins, leurs hanches, leurs jambes, leurs cuisses, leurs pattes, leurs genoux, leurs poignets, leurs jarrets et leurs chevilles fournissent les articulations principales de mon poème. Parfois, les femmes peuvent se baigner seules, sans vaches et sans chevrettes, et la baigneuse solitaire est toujours la bienvenue aussi, quelque que soit son espèce et la couleur de son pelage ou de sa chevelure. Les chevrettes sont plus discrètes et plus pudiques que les femmes, et réclament en général le couvert des feuillages. Les vaches aiment se baigner en groupes ou seules elles aussi. Elles aiment aller par deux ou trois, et elles aiment remonter le courant de la rivière à pied ainsi que faisait Socrate dans l'Ilissos. Les femmes sont plus enclines à s'éclabousser, en poussant des cris parfois un peu forcés et ridicules. Ce sont vraiment là les baigneuses les plus importantes, les baigneuses qui crèvent le plus l'écran du poème, celles qui attirent et qui aimantent le plus l'attention, celles autour desquelles s'enlacent le plus la rivière et mon poème, celles sans lesquelles mon poème serait indéniablement incomplet, boiteux et bancal à mon avis. Elles forment ce que j'appelle "les baigneuses obligées du poème". Elles occupent le devant de la scène, et ce sont elles que mon pinceau chatouille le plus aux entournures.

La loutre vient immédiatement en quatrième position et c'est elle qui aime le plus faire la planche sur le dos sous mon nez en s'épouillant le ventre et en devisant avec moi intelligemment. Elle est une dame solitaire et joueuse qui affectionne les bains nocturnes (notamment les bains de minuit) et qui n'aime pas prendre la pose au milieu d'autres créatures. Elle reste invisible le jour, mais il se pourrait qu'elle m'espionne le jour quand je peins les autres baigneuses. La loutre tient absolument à ce que je lui consacre des séances particulières, exclusives, nocturnes, sous un beau clair de lune de préférence. Je me plie sans mal, comme un roseau pensant, à ses volontés légitimes et raisonnables. Jamais chagrines. Ce qu'elle aime faire, ce qu'elle s'ingénie à faire en douce, c'est tenter d'influer sur le cours de mon poème. Elle a l'imagination très vive et elle n'est jamais à court d'idées et de suggestions fort plaisantes et parfois recevables. Comme le renard, la loutre aime la discrétion, et nous nous entendons à merveille. C'est avec elle que ma complicité est la plus grande. Grâce à elle, mes vers peuvent luire dans la nuit et je peux lire mes vers dans la nuit. Mes vers peuvent luire dans la nuit et je peux les relire à la lumière de leur propre lueur. Grâce à elle, les reflets de la lune, les vers luisants de mon poème et les gouttes de lune tombées dans l'herbe peuvent luire et reluire en silence. Mes vers se taisent et sont tout ouïe: eux aussi ne veulent pas louper une seule miette de la conversation animée à laquelle je suis astreint par la loutre. Je ne manque pas d'évoquer sa catiche dans mon poème, car celle-ci semble former au bord de l'eau une sorte de tanière idéale et rêvée. Presque balnéaire. Les autres baigneuses sont principalement les barques, les nasses, les herbes aquatiques, les truites, les couleuvres, les écrevisses, les grenouilles, les pierres, les libellules, les demoiselles, les abeilles, et une petite chienne qui descend exprès du village pour venir nager sous mon pinceau. J'essaie de conserver un certain réalisme à mon poème, d'où l'absence toute relative des brebis, des chèvres et des juments dans mon poème, dont je n'arrive à peindre que les baignades imaginaires.

Je dispose cependant d'un endroit fétiche le long de la rivière où je peux peindre à ma guise les baigneuses les plus obéissantes. Les moins rétives. Les plus enthousiastes. Les moins craintives. Les plus exhibitionnistes. Les moins farouches. Les plus aventureuses. Les moins exigeantes et les plus soumises. Celles qui sont vraiment des baigneuses dans l'âme. Celles qui étaient peut-être des truites ou des ombres dans une autre vie. Celles qui aiment que l'on s'intéresse à leurs courbes de très, très près, et qui ne craignent pas de passer pour des traînées. Celles dont les courbes ne craignent pas la comparaison avec les courbes de la rivière, voire avec les courbes et les méandres d'autres rivières. Toutes les baigneuses modèles connaissent cet endroit charmant où j'ai installé en plein air mon atelier fixe et permanent, celui qui me sert de point d'ancrage au bord du Lison, celui qui me permet de rayonner le long des deux berges de la rivière si la nécessité l'exige ou si le désir le requiert, celui qui me permet aussi de ranger au sec et à l'abri tout mon matériel de peinture, car si je dispose d'un furet pour écrire dans ma tanière, je ne dispose pas d'un cabriolet et d'un âne pour porter mon chevalet le long des rivières et des ruisseaux. D'ailleurs, mon chevalet dispose de trois pattes et me suit partout au petit trot comme un petit chien. Il a parfois du mal à me suivre à cause de sa grande taille quand je me glisse dans les buissons et dans les fourrées, mais, en terrain dégagé, sur les prés, il trotte sans difficulté sur ses trois pattes, me devance souvent et arrive parfois avant moi sur le lieu de la baignade. Il aime se dégourdir les pattes lui aussi. Il aime gambader. Il est toujours partant pour une séance de peinture. De la même manière que la composition poétique dote mon pinceau d'une hélice, la course et la vitesse semblent lui octroyer une quatrième patte qui le stabilise. Je le laisse galoper dans le pré avant chaque séance de composition poétique. Il n'est pas bon de peindre sur un chevalet trop nerveux qui trépigne des pieds ou qui a envie de se baigner. Je crains toujours qu'il n'aille rejoindre les baigneuses, mais mon poème semble satisfaire ses envies de baignade.

Cet atelier champêtre se trouve entre le pont de Cussey et le moulin Sapin, non loin des piles fatiguées d'un vieux pont romain émoussé, sous la silhouette cachée (invisible à cet endroit) du château de Châtillon, qui apparaît lentement à la vue au fur et à mesure que l'on remonte à pied le Lison et se rapproche du pont de Cussey (qui ne fournit pas le recul idéal pour l'entrevoir dans toute sa majesté, car situé lui-même dans une courbe de la rivière qui dérobe de nouveau le château aux regards). Je plante là mon chevalet à côté d'un grand chêne creux, aménagé en cabanon, à l'intérieur duquel je peux ranger tout mon matériel de peinture sur des étagères de fortune branlantes de guingois. Mais aussi d'autres menues curiosités utiles pour mon travail ainsi qu'une auge d'avoine pour mon chevalet. Ce vieux chêne n'est pas sans me rappeler le Gros chêne de Nans-sous-Sainte-Anne de mon enfance autour duquel j'allais jouer avec mes sœurs quand j'étais renardeau. On le voit venir de loin quand on s'en vient du moulin Sapin. Il est truffé de cachettes, de trous et de niches. Il est creux en différents points de sa structure noueuse et tordue, notamment à la base du tronc, et recèle même en hauteur, toujours dans le tronc, une ruche dont les rayons de miel font tomber des gouttes de miel sur mon matériel de peinture, que je suis obligé de lécher avant chaque nouvelle séance de composition poétique. J'ai repéré dans le tronc la faille par où dégouline le miel et je place désormais dessous le gobelet où sont rangés mes pinceaux. Je peux ainsi peindre avec du miel plein les babines. Je déplie toutefois mon chevalet ankylosé avant de me barbouiller le museau de miel toutes fleurs. Je me barbouille généralement le museau pendant que mon chevalet se dégourdit les pattes dans le pré. Cela fait partie d'un cérémonial. C'est ma façon de me préparer avant de me jeter à l'eau dans mon poème.

Il me plaît de peindre à côté de cet arbre majestueux, appartenant à la noble famille du héros de la fable du Chêne et du roseau, mais aussi théâtre de la fable du Renard au ventre gonflé, devenu avec le temps, chez La Fontaine, une belette entrée dans un grenier. Je préfère la fable ésopique originale toutefois: certes, le renard en fait les frais à la place de la belette, mais elle est plus champêtre: elle est même pastorale! Dans Le renard au ventre gonflé, des bergers cachent de la viande et du pain dans le creux d'un chêne avant de rejoindre leurs troupeaux qui broutent dans un pré. Le renard affamé les voit faire, caché derrière un buisson. Il attend patiemment leur départ. Une fois les bergers partis, le renard svelte effilé se glisse à l'intérieur du tronc, déguste toutes les victuailles, enfle, gonfle, grossit, un peu comme la grenouille de la fable, sauf qu'il ne cherche à imiter personne. Il enfle tellement qu'il ne peut plus ressortir du chêne, dont l'ouverture est devenue trop étroite pour sa bedaine. Un autre renard passe par là, renifle les piles du vieux pont, entend ses jurons et ses gémissements, s'approche de l'arbre, le découvre prisonnier du tronc creux dépourvu à l'intérieur d'un ingénieux escalier en colimaçon, écoute sa plainte et ses explications, le morigène et lui fait la morale à la place du rat qui sermonne la belette dans la fable de La Fontaine. Horace a inséré dans sa septième épître adressée à Mécène un court résumé de cette fable, une courte variante mettant en scène un renardeau introduit dans une corbeille de grain dont il ne peut plus ressortir, et auquel la belette de La Fontaine, nourrie par l'âge et l'expérience, fait la morale.

Culotthée me parle souvent de cette fable avec des airs entendus qui semblent insinuer que Socrate l'aurait choisie et mise en vers. Pour ma part, si je devais un jour réécrire cette fable, je crois que son action se déroulerait le matin. Je crois que la viande froide et le pain frais formeraient clairement le repas de midi des bergers et que leurs victuailles contiendraient en plus un gros fromage de chèvre ou de brebis (à voir). Je crois que j'essaierais de rendre très palpables l'atmosphère matinale, l'herbe mouillée par la rosée, la fraîcheur des empreintes nocturnes laissées par les animaux sur la berge, et le ventre creux du renard ayant chassé en vain toute la nuit le lièvre, la poule et le mulot, ou, pourquoi pas? le ventre creux du renard ayant peint la loutre pendant toute la nuit. Qui peint la loutre dîne, mais a très faim à l'aube, au petit matin! Et se découvre des cernes sous l'estomac! Je parle d'expérience! J'en sais quelque chose! C'est pourquoi je casse bien la croûte au crépuscule avant de m'y mettre, et la loutre fait de même de son côté. Elle m'apporte parfois du poisson et nous dînons ensemble sur la plage de galets. J'évoque ici cette fable ou, plutôt, cet apologue ancien, car cet avant-propos me fait aussi songer à elle. Je ne savais pas au commencement de son écriture qu'il grossirait et gonflerait autant avec le temps. Je ne savais pas qu'il deviendrait aussi gourmand et aussi gros. Aussi plein. Je sais bien que l'appétit vient en mangeant, mais quand même! Je ne crois pas que son écriture a fait enfler ma tête, mais lui, de son côté, a bel et bien grossi et gonflé au point de me donner parfois le sentiment que je n'arriverai plus à m'en dégager et à m'en extraire! L'absence de chapitres complique la tâche et me donne parfois le tournis, mais je tiens absolument à ce qu'il forme un long ruban d'eau claire. Or, nous sommes déjà en février, la belle saison approche, et il faudrait quand même que je le termine avant le retour des baigneuses sur les bords du Lison, avant la reprise de mon poème estival!

Légèrement en amont et en aval des parages immédiats de ce gros chêne séculaire formant mon atelier champêtre, sous la belle voûte végétale en berceau formée par les feuillages de la ripisylve, par le rideau végétal de Sylvie, par les feuillages cajoleurs et protecteurs des arbres plantés au bord du libre écoulement de l'eau fraîche, le lit défait de la rivière prend des allures de lit à baldaquin, de style vénitien, jonché de cailloux moelleux, de coussins pierreux et d’oreillers moussus. La rivière s'écoule en prenant des allures de drap rejeté doucement par le rivage après une longue grasse matinée. Bref, mon atelier se trouve proche de boudoirs et d'alcôves où je peux parfois peindre les baigneuses sur le vif à leur insu. Car quand je peins sur le motif, j'aime autant peindre les baigneuses qui prennent la pose que peindre les baigneuses au naturel, auquel cas je me contente souvent de prendre des notes à la dérobée pour ne pas briser le charme, pour ne pas prendre le risque d'être découvert et d'interrompre la baignade. Je dois d'ailleurs vous avouer que le poème que j'écris, que je remets sur le chantier sitôt la belle saison revenue, ne pourrait pas être peint par un homme, tant certaines scènes dont je puis être le témoin ne sauraient être vues ou imaginées de toutes pièces par des hommes. Il faut toute la discrétion, tout l'entregent, toute la souplesse, toute la patience, toute la roublardise, toutes les roueries du renard, pour arriver à surprendre, à contempler et à capter certaines scènes se déroulant dans la nature. Certaines baignades peuvent durer quelques minutes et d'autres quelques secondes à peine. Il ne faut pas roupiller. Il faut savoir se glisser partout sans faire de bruit, sans casser de brindilles et de branches. Je dispose heureusement d'informateurs zélés éparpillés partout dans la basse vallée. Dès qu'une baignade de longue durée semble débuter quelque part, des oiseaux dévoués à la cause de mon poème viennent me le faire savoir. Si le renard n'a pas des yeux de lynx, surtout pendant la journée, le regard du renard, lui, n'arrive jamais en retard et sait viser juste, dès lors que le renard a été averti à temps par la gent ailée désireuse de participer à l'écriture de son poème.

L'homme est balourd comparé au renard. Je fais bien savoir au début de mon poème que la balourdise de l'homme dans les parages pourrait gâcher toute la fête et mettre toutes les baigneuses en fuite. Je ne me gêne pas pour le faire savoir au début du poème! Cette thématique nourrit le début de mon poème. Je congédie l'homme au début de mon poème. Haro sur les baigneurs, et, surtout, haro sur les baigneurs humains! Je tolère seulement le cygne, le héron cendré, le canard colvert, tous les oiseaux d'eau en général, tous les serpents et tous les poissons, tous les batraciens et tous les amphibiens, tous les animaux et tous les oiseaux dont il est assez difficile de définir le sexe précis quand on n'appartient pas à la même espèce. De fait, il baigne certainement dans mon poème quelques baigneuses qui étaient sûrement des baigneurs dans la réalité. Je fais toutefois une exception pour les veaux, les faons et les chevreuils. Et si des cerfs surgissaient tout à coup sous mon nez pour traverser la rivière, je ne crois pas que j'aurais la force de leur refuser l'entrée dans l'ombre et la fraîcheur de mon poème. J'ai la chance de ne pas être confronté aux taureaux dans les pâtures où je peins. Je peux composer tranquillement, entouré seulement de vaches et de veaux qui broutent paisiblement. Je crois d'ailleurs que les veaux s'intéressent plus à la peinture que les vaches. Les rochers, les cailloux, les galets, les roseaux et les bouts de bois sont les baigneurs que je prise le plus avec les vieux troncs. J'aime bien aussi les kayaks et les canoës. Quand on est un homme malin tenant à jouer un rôle dans mon poème, il existe une solution: chausser un canoë ou se fourrer dans un kayak. C'est le seul moyen d'exister quelque peu de quelque manière dans mon poème. Et encore vous n'existerez que le temps d'un très bref passage éclair au bord de la Loue. Pareillement pour le pêcheur qui trempe son fil: je le remise dans des méandres lointains de la Loue que mon regard ne peut pas atteindre. Je ne me gêne pas pour congédier les baigneurs humains: après tout, mon poème leur est destiné aussi, mon poème leur fera voir en quelques heures de lecture ce qu'ils ne pourraient voir eux-mêmes en vivant plusieurs vies humaines d'affilée! L'homme, je le congédie tout en le conviant! Il est congédié comme baigneur et comme acteur, comme personnage, et convié comme figure fugace des bords de Loue, comme lecteur et comme spectateur. Je pense que la lecture de mon poème peut éroder la balourdise de l'homme, peut contribuer à l'érosion de la balourdise de l'homme qui pèse tant sur l'estomac de l'univers. 

Prendre des notes sur le motif, à la dérobée, cela permet d'engranger des images et des idées, du matériau frais et sensuel dont on peut faire son miel plus tard devant son chevalet. J'utilise souvent ces notes prises sur le vif le long de la rivière quand je peins dans mon atelier fixe devant des baigneuses prévenues et consentantes. Je ne me laisse pas cerner et circonscrire par la scène que j'ai sous les yeux, par les baigneuses qui déploient leurs atours sous mon regard, ce qui peut parfois être frustrant, vexant et agaçant pour les baigneuses concernées, quand je leur lis à haute voix le passage qu'elles sont censées inspirer et animer. Je trouve toujours le moyen d'introduire ces notes à bon escient dans le poème, au bon endroit et au bon moment, dans la bonne courbe ou dans le bon radier. Cela prend parfois du temps, mais en général, avec un peu de patience, on y arrive, le poème sait leur trouver une place et les accueillir au détour de la courbe d'un vers. Je trouve le moyen de les tourner avantageusement et de leur réserver un sort enviable et particulier, prompt à faire jaser la chouette, que mes activités poétiques diurnes empêchent parfois de dormir. D'où ses humeurs maussades et ses jugements parfois biaisés. En effet, quand je compose mon poème de nuit, quand je travaille la partie nocturne de mon poème faisant la part belle aux bains de minuit de la loutre, une chouette hulotte se plaît souvent à jaillir de son trou pour venir me regarder peindre, comme si je devenais à mon tour sous les étoiles le modèle prenant la pose de quelque artiste silencieux perché dans les hauteurs sur une branche. Ce qui peut être assez gênant pour moi quand mon travail poétique lui inspire des hululements qui semblent exprimer la désapprobation, parfois une certaine gouaille moqueuse et frondeuse, quand ils ne ressemblent pas carrément à des moqueries et à des huées. Quand un passage lui semble particulièrement raté, réussi ou savoureux, elle traduit sur-le-champ à tous ses congénères ce que je suis en train d'écrire sur la portée, si bien que les bois alentours font résonner dans la nuit mon poème traduit en langage ourlé des chouettes.

Quand je peins la journée, c'est-à-dire très souvent l'après-midi ou en soirée, je suis souvent dérangé dans mon labeur par un écureuil qui connaît parfaitement la musique, certes, mais aussi mes habitudes, et qui peut lire mon poème depuis une branche basse du grand chêne, depuis une branche morte ressemblant à un éclair suspendu faisant dans la fine dentelle moussue plutôt que dans la foudre électrique. Cet éclair ne fait pas vraiment songer à la foudre de Jupiter, mais il semble bien vouloir biffer (censurer?) des vers de mon poème. On dirait un prolongement diurne, très orageux et boisé, du regard désapprobateur et critique de la chouette hulotte. Comme cette branche morte menace de chuter à tout instant, je fais très attention toutefois de ne pas installer mon chevalet dessous. Pour l'instant, l'écureuil semble lui vouer une confiance entière et absolue. Autant la chouette hulotte possède un regard perçant qui lui permet de contempler mon poème depuis une certaine hauteur, autant l'écureuil, lui, doit absolument venir se percher sur cet éclair en bois pour lire mon poème: ses yeux ne sont pas aussi perçants que ceux de la chouette. Celle-ci garde ses distances dans les hauteurs de l'arbre où elle possède sa cavité à elle, au-dessus de la ruche où s'active et bourdonne la colonie d'abeilles. Le nid de l'écureuil se trouve, quant à lui, ailleurs dans le houppier de l'arbre, dans une branche surplombant la rivière, si bien que je suis rarement seul dans les parages de mon atelier, même quand les baigneuses me font faux bond, même quand les baigneuses quittent les lieux avec la fin de l'après-midi ou avec le retour du soir. Les campeuses sont en effet encore plus rares que les baigneuses!

La chouette hulotte semble porter sur mon poème un regard beaucoup plus critique que celui de l'écureuil, qui semble adorer tout ce que j'écris. Elle semble faire preuve aussi d'une certaine pudibonderie tout à fait étrangère à l'écureuil, qui semble aimer la grivoiserie. Elle reste dans les hauteurs, elle se méfie de mes réactions. Elle semble croire en ma susceptibilité d'artiste. Or, je ne suis pas du tout susceptible, je suis même imperméable à la critique. Je suis imperméable à la critique comme le pelage de la loutre est imperméable à l'eau de la rivière. Elle garde ses distances et refuse de prendre part aux baignades nocturnes malgré mes sollicitations continuelles. J'ai beau lui dire et lui répéter qu'elle fera quand même partie de mon poème, que cela lui plaise ou non, rien n'y fait, elle ne veut pas faire trempette avec ses plumes dans le courant nocturne murmurant des douceurs à l'oreille. En tout cas, pas sous mes yeux. Elle est comme les chats, elle n'a pas l'air d'aimer beaucoup l'eau, la chouette. Je vois bien à sa façon hautaine de regarder la loutre que celle-ci doit passer pour une traînée à ses yeux. Elle niche très au-dessus de la colonie d'abeilles dans le tronc du chêne, dans ce qui semble correspondre au sixième étage de l'arbre, et ne semble pas craindre d'être délogée un jour par un essaim d'abeilles. Elle se contente de lire tout ce que je peins, sans se cacher, et constitue pour l'instant, c'est sûr, ma lectrice la plus fidèle et la plus assidue, sinon la plus avisée. Bref, j'ai mes admirateurs et mes détracteurs dans les parages du vieux chêne dégoulinant marquant l'emplacement exact et précis de mon atelier champêtre. Et j'ai comme l'intuition que mes plus farouches détracteurs se délectent de mon poème autant que mes plus fervents admirateurs (si ce n'est plus!), ce qui est très rassurant pour moi et ce qui me laisse espérer une seconde vie.

Je suis approvisionné en plumes et en couleurs par les oiseaux. Cela permet aux couleurs de mon poème de rester plus vives et plus légères, moins pâteuses et moins pesantes. Plus aériennes. On aura compris que contrairement à Courbet, je n'utilise pas trop le couteau à palette. Je me méfie de tout ce qui est lourd et de tout ce qui pèse, même lorsque je peins des rochers ou des coins ombrageux. Je privilégie les plumes et les couleurs des ailes: j'ai lu le Phèdre de Platon et il m'en est resté quelque chose dans mon crâne de renard. J'aime bien aussi les plumes de la queue, notamment à cause des queues des bergeronnettes. Les différents pics me tendent une palette de couleurs que je complète volontiers avec la palette du martin-pêcheur. Je récolte grâce aux pics le rouge luxueux, mais aussi le noir indispensable à la formation des ombrages. Je récolte le bleu et l'orange grâce au martin-pêcheur, et du vert et du jaune grâce au pivert. Je récolte les nuances de certaines couleurs en faisant appel aux plumages d'autres oiseaux. La bergeronnette des ruisseaux me fournit le jaune éclatant dont j'ai tant besoin pour peindre les iris des marais en fleurs, que les neuf Muses m'ont avoué être leur fleur fétiche. La bergeronnette printanière me fournit un jaune plus pâle. Le tarin des aulnes en conçoit une légère jalousie et quelque chagrin, mais je le console aisément en lui répétant que je m'inspire beaucoup de sa façon de chanter en volant quand je compose. La bergeronnette grise n'est présente au bord du Lison que du côté de Nans-sous-Sainte-Anne, si bien qu'il m'est difficile d'utiliser son gris à elle, sauf quand mon atelier volant se déplace à Nans et prend ses quartiers du côté de la confluence du Verneau, derrière l'ancienne école, là où se trouve le boulodrome. Mais bon, posées sur les cailloux de la berge ou postées sur les coussins rocailleux du lit à baldaquin de la rivière, les bergeronnettes battent surtout la mesure du poème avec leur queue. Je ne crache pas sur le vert bouteille du canard colvert, pas plus que sur le vert brillant du cou du pigeon. J'adopte sans hésiter le vert foncé du faisan de Colchide, dont j'affectionne aussi les parties cuivrées et dorées.

Le héron cendré me tend ses belles plumes grises en affirmant qu'elles sont aussi celles du phénix! Je ne les snobe pas. J'arrive grâce à elles à faire renaître de leurs cendres certains vers aventurés ou raturés auxquels j'arrive à donner une seconde jeunesse plus heureuse que la première. Mais, évidemment, comme je peins un tableau estival très joyeux et très coloré, les oiseaux gris ne sont pas vraiment à la fête avec moi, à moins de posséder un chant intéressant pour mon poème. Certes, il m'arrive aussi, c'est vrai, de peindre des baigneuses sous la pluie, sous un temps gris et pluvieux, voire sous des cordes et des trombes d'eau, mais cela reste assez rare. Pour ce qui est du noir, faire usage des plumes carbonisées du corbeau reviendrait trop à le flatter. Le corbeau essaie pourtant de me refiler ses plumes calcinées! C'est fou comme cet oiseau est persévérant! J'ai beau lui expliquer que les plumes noires des pics me suffisent largement et font très bien l'affaire, il insiste, il ne désarme pas! Il revient à la charge! Il vante la noirceur de son plumage! Il encense les noires ténèbres du dessous de ses ailes! Pour peu, il essaierait de me faire croire que son ramage jaillit du dessous de ses aisselles! Il essaie même de me flatter en croassant la louange de mon poème, le bougre! Il tient absolument à participer à la confection du fond noir du tableau, à la confection des ombrages des gorges, des vallons boisés, des sous-bois moussus et des lisières, à la confection des recoins obscurs et dissimulés du poème! Il devrait pourtant comprendre que les corvidés ne sont pas les bienvenus dans un poème intitulé Les baigneuses! Il est intelligent, le corbeau! Son bec lui permet même de manipuler une brindille! Je l'ai vu faire, le corbeau! Il trifouille la fourmilière avec sa brindille! Les seuls corps vidés que j'accepte dans mon poème sont les fourreaux des trichoptères, les troncs creux, les coquilles vides, les canoës et les kayaks! Socrate l'a dit: la nature a prêté au flatteur un certain charme qui n'est pas étranger aux Muses! Cependant, croyez-moi, quand on est visité par les Muses, il n'est plus question d'aller flatter le corbeau! Toute envie de flatter le corbeau passe à la trappe! Je charrie le corbeau dans mon poème, c'est ma façon à moi de le mouiller et de le tremper! Joli baigneur, le corbeau! Pour ce qui est du blanc, je me contente souvent du blanc du cygne, mais il m'arrive souvent de rêver aux blancs des oiseaux marins et aux voilures blanches des navires. Aux blancs des goélands et des frégates. Les cygnes de l'étang du parc du château sont toujours les bienvenus autour de mon chevalet à condition de ne pas mourir d'extase devant mes envolées poétiques.

Je suis obligé de faire avec les plumes et les chants des oiseaux que je trouve dans les parages, et quand aucune plume d'oiseau ne peut me fournir la couleur requise qui convient, je me rabats souvent sur les fleurs et sur les pétales des fleurs, ce qui me permet de parfumer mon tableau, qui laisse donc deux sens sur leurs faims, celui du goût et celui du toucher. Comme je peins sous un chêne, je ne dois rien au geai des chênes, le sous-préfet des bois et des lisières. Et ne rien devoir au geai des chênes, c'est ne rien devoir non plus à la pie bavarde, dont le noir et le blanc me servent à peindre les scènes muettes non colorées. Je n'utilise pas les plumes et les cris des oiseaux rapaces des environs: ceux-ci pourraient effrayer les autres oiseaux et les baigneuses. Même l'épervier n'est pas le bienvenu dans les parages de mon atelier. Les mailles de mon poème suffisent. En général, j'essaie de faire en sorte que ceux qui me fournissent en plumes et en couleurs ne me fournissent pas en mélodies et en trilles, et vice versa, ceci afin de ne pas faire de jaloux entre les oiseaux et ceci afin de rassurer le paon du château qui n'a plus lieu, dès lors, de pousser des cris assourdissants et d'aller se plaindre à Junon. Tous les oiseaux sont logés dans mon poème à la même enseigne que lui: celle de l'écureuil le jour, celle de la chouette hulotte la nuit, tant il est vrai que mon atelier champêtre peut prendre des allures d'auberge flamande. Surtout quand les baigneuses humaines viennent passer la journée au bord de l'eau et pique-niquer dans le pré derrière mon dos. Je le mets à contribution autrement, le paon: comme je n'ai que deux yeux, il est autorisé certains jours à venir faire la roue auprès de moi devant la scène que je peins, afin que, grâce à ses mille yeux déployés dans toutes les directions, je ne puisse pas louper une seule goutte du ballet enivrant offert par les baigneuses. Il en est ainsi le jour, car dès que la nuit tombe et que la loutre fait son apparition, je congédie sa roue et fais appel aux superbes plumes bleu nuit de son cou, dans lesquelles je repique aussitôt les étoiles du ciel, tel le jardinier du château qui m'a confirmé un jour entre quatre yeux la chose suivante: quand le paon n'est pas là, le dindon fait la roue. Je n'ai pas besoin de mille yeux pour suivre les mouvements et les ondulations de la loutre entre les cailloux et les rochers, entre les coussins et les oreillers. La couleur bleu nuit du cou m'est alors infiniment plus utile et plus précieuse que la belle roue colorée qui voit tout.

Les pinsons, les grives et les merles m'achalandent en mélodies et en notes de musique. C'est grâce à ces trois familles d'oiseaux que je peux composer mon poème au sens technique, réellement musical du terme. C'est pourquoi je ne peux pas utiliser leurs plumes et leurs couleurs, et notamment, parmi elles, le superbe noir du merle. Je suis obligé d'utiliser son noir en douce, à la dérobée. Quand je craque, quand j'utilise le noir du merle, j'essaie en contrepartie de m'en tenir au seul chant de la merlette. C'est vraiment là une affaire d'équilibre et une question d'égalité entre les sexes. J'aime les strophes sonores à tonalités de flûte et d'orgue de la merlette! J'ai toujours éprouvé un faible pour les merles et les merlettes. Il est bien sûr d'autres oiseaux chanteurs, d'autres passereaux, dont je pourrais utiliser les trilles et les mélodies de manière très copieuse. Ce sont eux qui me servent d'informateurs ailés. Ils sont invités à m'informer de l'apparition des baigneuses, et je les récompense en utilisant dans mon poème leurs trilles et leurs mélodies. C'est pourquoi on trouve tant de passereaux le long du Lison et de la Loue en été: tous les oiseaux se tiennent aux aguets et guettent si des baigneuses ne vont pas faire leur apparition sur la berge. Grâce à l'alouette, je peux contrefaire tous les chants des autres oiseaux chanteurs. J'arrive ainsi à pallier certaines absences ou certaines timidités. Je préfère utiliser toutefois le chant original. Certains jours, je suis cependant plutôt d'humeur à utiliser l'imitation de l'alouette, notamment lorsque je peins les bords de la Loue. Toujours le souci du réalisme.

Je ne suis pas d'accord avec Gracian, je ne crois pas que la sottise soit à proportion de la beauté; en tout cas, pas dans la nature. Cela dit, cette conviction profonde ne m'empêche pas de me méfier des linottes mélodieuses. Il ne s'agit pas de faire de mes baigneuses des idiotes et des écervelées. Ce n'est pas le but recherché par mon poème. J'utilise donc leurs mélodies avec une extrême parcimonie, et seulement lorsqu'une baigneuse humaine se fait désobligeante ou, très mal inspirée, profère des âneries ou se moque de mes prétentions artistiques. Ce que même la chouette hulotte au regard critique très acéré n'ose pas faire! La huppe fasciée me livre les notes de contrebasse dont on a toujours besoin au pied des falaises. Je ne sais que faire du cri printanier du coucou qui place tous ses œufs dans les nids des autres oiseaux. Je n'aime pas beaucoup les oiseaux détrousseurs de nids. Je préfère les oiseaux chanteurs qui mettent tous leurs œufs dans le même panier. Il s'agit parfois de faciliter la chasse de la belette. Un seul œuf ne nourrit pas sa belette. Je refuse les notes harmonieuses provenant des tristes mélopées du rossignol, surtout lorsqu'elles se font automnales et mélancoliques avant l'heure. Je les utiliserai peut-être un jour pour composer la fin de mon poème, pour évoquer l'arrivée soudaine de l'automne et le brusque départ des baigneuses: le moment fatidique où les baignades se terminent, le moment funeste où les baigneuses se retirent des rivières et des vallées. Ce moment tragique devra être relevé par la longue plainte du rossignol, je crois. C'est là une partie de mon poème que je ne suis pas pressé d'entamer, d'écrire et de composer. Je ne tiens pas à ce que mon chevalet me donne des coups de sabot.

Je m'attache à célébrer de mon mieux dans mon poème la divine tenture afin de ne jamais perdre le fil de mon poème. Je n'emprunte aux hirondelles que leurs ballets aériens et leur manière de faire voltiger le fil de trame dans le ciel. Le vol de l'hirondelle inspire le mouvement de ma patte quand les idées et les images affluent à vitesse grand V, viennent et atterrissent dans ma tête sans forcer, quand elles s'enchaînent avec grâce, naturel, aisance, volupté, fluidité: avec la grâce, le naturel, l'aisance, la volupté et la facilité de l'eau vive suivant les courbes du ruisseau et trouvant partout des trous de souris, notamment dans les ronciers. Le doigté et la volubilité du vol aérien, rapide, virevoltant et laineux de l'hirondelle amatrice de loopings donnent parfois le sentiment que celle-ci est aiguillée en plein vol par une ivresse prononcée ou par une ébriété légère. Elle donne le sentiment qu'elle est grise malgré son adresse ou à cause de son agilité, comme si l'hirondelle se désaltérait en ingurgitant dans les parties calmes de la rivière, non pas de l'eau, mais de la gnôle. Des petites gorgées de gnôle qui la torchent en plein vol et qui l'enivrent en plein ciel. Quand l'eau vive va trop vite comme le célèbre moulin de la célèbre comptine, l'eau vive perd un v en chemin et devient l'eau-de-vie. Il me semble alors que dans les endroits calmes propices aux reflets mes baigneuses se baignent dans une liqueur de mirabelle. L'eau claire qui s'écoule entre leurs jambes ou autour de leurs tailles n'est pas que fraîche, pure et limpide: elle est très parfumée si on a vraiment envie qu'elle le soit, et, cerise sur le gâteau ou griotte sur les eaux gâtées, elle semble enivrer avec ses riches arômes fruités de cerise les mots et les couleurs qui tentent de sécher sur la portée. Bien sûr, quand je peins la truite qui fait du surplace dans la rivière et qui me fixe du regard en frétillant, la truite illuminée par ma présence dans son cerveau, la truite qui ne slalome plus entre les jambes des baigneuses, c'est un peu mon autoportrait en truite du Lison que je fignole dans mon poème, et j'en profite alors pour me faufiler partout dans la rivière, pour chausser avec mes yeux son regard, pour remonter la rivière à la nage et assister à d'autres scènes de baignade, pour me glisser dans tous les recoins obscurs, ombragés et mystérieux du tableau. Ce n'est pas un hasard si celui-ci attire chaque été toujours plus de baigneuses autour de moi, toujours plus de baigneuses autour de mon chevalet frémissant qui hennit de satisfaction et de joie. Je vous invite d'ores et déjà à noter dans votre petit carnet de rendez-vous qu'il serait bête et idiot de mourir sans avoir lu, au moins une fois dans votre vie, Les baigneuses de Maître Renard.