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Le Brahmapoutre



Nous allons parler aujourd'hui du Brahmapoutre, un de vos recueils de poèmes. Mais avant cela, une question: le tome 1 des Fables du lavoir, est-il terminé?

Non, Delphine, il n'est pas tout à fait terminé. Je dois encore relire et revoir Le cyclope amoureux, et je vais relire aussi une dernière fois le livre 4 consacré à Paris. J'ai encore relu des fables et des poèmes ces deux dernières semaines, et fait un certain nombre de modifications. Je me suis aussi aperçu qu'un mot revenait trop souvent dans ce premier recueil, et j'ai donc dû trouver, là où c'était possible, des synonymes et des substituts à ce mot. Je savais confusément que ce mot revenait assez souvent, mais je n'avais pas mené de recherche pour quantifier sa fréquence de retour sous ses diverses variantes, et j'ai été un peu abasourdi par les chiffres! Son omniprésence signifie quelque part qu'il doit être présent, qu'il répond à une nécessité interne profonde de ce tome 1, mais dans un certain nombre de cas, je me suis vite aperçu qu'il était présent par paresse d'esprit et par habitude, et que des substituts plus précis, plus pertinents, existaient. Dans d'autres cas, sa présence s'impose vraiment, et il n'est pas de substituts possibles. Je ne vous dirai pas quel est ce mot! C'est le mot mystère! Passons au Brahmapoutre que les Chinois veulent torturer avec un projet titanesque et démesuré, démentiel, qui ferait pâlir de jalousie les pharaons d'Egypte.  

Dites-nous en un peu plus!

Les Chinois veulent détourner les eaux du principal affluent tibétain du Brahmapoutre pour arroser une région chinoise désertique, cela de manière unilatérale sans se soucier du fleuve et sans se soucier des régions et des populations qui vivent en aval du fleuve, en Inde et au Bangladesh. Mais bon, laissons cela, et revenons à la poésie.   

C'est à cause de ce sinistre programmé que votre recueil de poèmes s'intitulera Le Brahmapoutre?

Non. Je voulais juste un titre général un peu exotique, et comme Le Brahmapoutre est le titre de l'un des poèmes du recueil, j'ai décidé de faire de ce poème le poème titre de l'ensemble du recueil. Le Brahmapoutre est un fleuve superbement charpenté par ses sources de l'Himalaya et du Tibet, mais aussi par les trois syllabes sonores de son nom magique, dont le poème explore les richesses verbales et les ressources sémantiques. Son nom signifie littéralement en sanskrit "Fils de Brahma" ou "Fils du créateur". Mais ce n'est pas pour cette raison que j'ai choisi ce fleuve. Je voulais un fleuve asiatique qui ne soit pas japonais. Un fleuve ouvrant un espace à la rêverie et entraînant l'esprit hors de l'archipel du Japon. Le Brahmapoutre est en fait une rivière puisqu'il rejoint le Gange au Bangladesh. Il se termine par un grand delta. Il est le fils du créateur, mais aussi le seigneur des chenaux tressés et des îles fluviales. Le sous-titre de ce recueil sera Poèmes vertigineux des quatre saisons.   

Comment vous est venue l'idée de ce recueil?

Ce recueil est le produit de la convergence de trois idées. La première idée est d'écrire un recueil sur le cycle des saisons. La deuxième idée est d'écrire un recueil sur la région française où je vis actuellement. La troisième idée est de fondre ensemble dans un tout harmonieux et cohérent des poèmes, disons d'inspiration bien française, et des poèmes d'inspiration japonaise. J'ai écrit fin 2013 des haïkus d'automne, et quelques haïkus d'hiver. Puis j'ai laissé tomber, non par désintérêt, mais parce que mon esprit a été repris par d'autres poursuites. Ecrire des haïkus demande en effet une véritable ascèse et discipline, et si on a l'esprit encombré par d'autres pensées et d'autres manières d'écrire, on n'arrive plus à en écrire. J'ai accumulé parallèlement des ébauches de poèmes. Or, ces poèmes, comme ces haïkus de saison, sont inspirés par les mêmes paysages et les mêmes lieux, il me paraît donc assez logique de vouloir les regrouper ensemble dans un tout cohérent et harmonieux. Il s'agit à travers ce recueil de faire le portrait du vallon et des environs où je me promène presque tous les jours, et de fondre ensemble deux traditions poétiques différentes.  

Vous y travaillez en ce moment?

Uniquement à mes moments perdus, souvent en fin d'après-midi. Le tome 1 des Fables du lavoir occupe encore trop mes pensées et mes journées. Le recueil est déjà structuré dans ses grandes lignes. Ce recueil débutera par un premier cycle de haïkus, un cycle ébauché et incomplet, le cycle inachevé de 2013. Suivront des poèmes en vers libre et quatre poèmes liés ou chaînés, comme disent les Japonais, et un second cycle de haïkus, un cycle complet cette fois, viendra conclure le recueil. Les deux cycles de haïkus encadreront les poèmes en vers libre et les poèmes liés. Je travaille actuellement sur ce second cycle de haïkus. J'ai écrit cet automne des haïkus d'automne, et je poursuis actuellement avec des haïkus d'hiver. Le défi consiste pour moi à tenir une année entière, car, je vous l'ai dit, l'écriture des haïkus demande une tournure d'esprit particulière et une grande disponibilité mentale. Ce n'est donc pas évident. Cela va m'obliger cette année à lire principalement de la poésie japonaise afin de ne pas perdre le fil en cours de route. Mais je relirai aussi les poèmes de Ronsard sur les quatre saisons. Je relirai aussi Rabindranath Tagore. Probablement que je lirai le poème de Yannis Ritsos sur le printemps. Mes lectures poétiques sont souvent déterminées par mes travaux poétiques en cours. 

Voulez-vous qu'on parle des haïkus aujourd'hui?

Non, Delphine, cela demande un billet de blog à part. Nous en reparlerons bientôt. Revenons plutôt aujourd'hui sur les poèmes en vers libre du recueil. Après le premier cycle de haïkus, le recueil débute dans les montagnes, avec la fonte des neiges au printemps, et rejoint la campagne où j'habite grâce au cheminement d'un premier fleuve. A partir de là, tous les poèmes en vers libre louent et décrivent la quiétude et les charmes d'un petit vallon dans la pure tradition bucolique romaine et horacienne, sauf un, Le Brahmapoutre. L'influence pongienne est présente, car certains poèmes sont consacrés à des éléments importants du vallon. On trouve le tas de bois, la fleur de pissenlit, le roncier... Les sources et les ruisseaux sont bien sûr présents dans tous les poèmes, ainsi que les prés où pâturent les vaches. Les poèmes en vers libre se suivent et s'enchaînent en respectant le cycle des saisons comme les haïkus, si bien qu'il n'y a pas de rupture dans l'enchaînement normal des saisons du début à la fin du recueil. Un long poème comme La tournée des trois chênes revisite à lui seul l'ensemble du cycle des saisons. Certains poèmes sont printaniers, d'autres automnaux, certains peuvent empiéter sur deux saisons. On débute avec des haïkus d'automne, les haïkus du premier cycle ébauché dont les poèmes en vers libre prennent le relais, comme s'ils venaient à la rescousse de ce premier cycle incomplet et déséquilibré où l'automne est largement dominant, et on finit avec les haïkus d'été du second cycle, du cycle final, lui complet et plus équilibré. Mais le recueil finira, je pense, avec un poème en vers libre ou en prose sur le champ de tournesols en fleurs, poème ayant valeur d'apothéose estivale. Ainsi, la boucle sera bouclée, et le recueil pourra tourner en rond, en boucle, à l'infini! 

Et le printemps?

Le printemps est très bien représenté car c'est lui qui, par son caractère dynamique, opère la transition entre les haïkus du premier cycle et les poèmes en vers libre. On trouvera aussi une petite série de haïkus de printemps nichée au milieu des poèmes en vers libre afin de souligner le caractère très dynamique de la saison printanière. Seuls des haïkus de printemps jouiront de ce privilège dans le recueil. Les premiers poèmes en vers libre sont en effet des poèmes printaniers. Le premier printemps du recueil alterne haïkus de printemps et poèmes de printemps. Le premier cycle de haïkus se termine par des haïkus de printemps. Les haïkus de printemps insérés au milieu des poèmes printaniers ne font qu'achever le premier cycle de haïkus. Ce mélange de haïkus printaniers et de poèmes printaniers crée un contraste entre ces deux formes poétiques qui permet de mettre en valeur le caractère laborieux du poème en vers libre par rapport à la légèreté et à la fulgurance du haïku, caractère laborieux et bourgeonnant en phase avec le réveil de la nature et la reprise de la végétation.    

Et l'hiver?

Le grand poème hivernal s'intitule Le vallon des ronces et fait le portrait d'un petit vallon enneigé perpendiculaire au vallon principal. Il formerait en fait une combe s'il était moins boisé et moins embroussaillé, mais comme les rochers sont masqués, il fait plutôt penser à un vallon. Il possède une petite source que j'appelle la source de la Jument. C'est un poème du mois de février pour être précis. Je rencontre les neuf Muses grecques (qui ont des choses à me dire) dans ce vallon, dans un paysage ensoleillé et enneigé. Les ronciers ont pris possession de ce vallon, resserrant toujours un peu plus leur emprise autour de la petite source! D'où la présence du roncier dans le recueil, et la présence de la cueillette des mûres en belle saison. On retrouve aussi l'hiver dans d'autres poèmes en vers libre, notamment dans le poème consacré au tas de bois.  

Et le Brahmapoutre là-dedans?

Le Brahmapoutre est un poème important car il est le seul poème du recueil où s'exprime l'insatisfaction du poète. Il veut être l'expression d'un dilemme, un dilemme que tout un chacun peut ressentir tôt ou tard, ou en permanence, dans son existence. Il décrit un certain déchirement intérieur. Dans ce poème, j'exprime à la fois ma fidélité et mon désir de fidélité envers ce vallon, et mon désir d'ailleurs: désir de forêts, désir de biches, désir de lacs, désir d'estuaires, désir d'embouchures lointaines, désir de Brahmapoutre (pas massacré par les Chinois!), désir de remontée du Brahmapoutre, désir des montagnes du Japon, d'où l'opportunité et la pertinence des haïkus et des poèmes chaînés d'inspiration japonaise. Le rêve serait pour moi d'écrire aussi un long poème chaîné d'inspiration japonaise sur le fleuve Brahmapoutre lui-même, un poème de 1000 versets qui évoquerait une remontée ou une descente du fleuve, ou une navigation incertaine. Mais ça, je ne sais pas si je pourrai le faire. J'ai écrit quatre poèmes chaînés, ce qui n'est déjà pas mal, un de 100 versets, et trois de 36 versets. Je tenais à ce qu'il y ait aussi quelques poèmes chaînés, car si j'aime bien le haïku, j'aime bien aussi les autres formes poétiques japonaises. Dans la tradition japonaise, ces poèmes chaînés sont souvent écrits à plusieurs mains, mais ils peuvent aussi être écrits par une seule personne. Dans trois d'entre eux, je me divise d'ailleurs en deux personnages, en deux poètes fictifs qui se répondent: le maître et le disciple, afin de respecter un peu cet esprit du poème chaîné écrit à plusieurs mains. Nous en reparlerons bientôt.  

Le Brahmapoutre, c'est aussi le brame à poutre, non?

Tout à fait, Delphine. Le cerf et le brame du cerf sont deux éléments fondamentaux de ce poème. Ce poème me permet de parler d'un fleuve asiatique lointain, mais aussi d'une grande forêt française. Les poèmes en vers libre se divisent en deux sortes de poèmes: les poèmes centrés autour du vallon et les poèmes évoquant la région dans laquelle est niché ce vallon. Les poèmes et les haïkus centrés autour du vallon sont majoritaires, mais c'est toute une géographie régionale et mentale qu'explore ce recueil. Le vallon ne sert que de noyau dur, de point d'ancrage, autour duquel rayonne toute une région. Là où je vis, il n'y a que des chevreuils, mais grâce au cerf, grâce au brame à poutre, je peux me promener dans une grande forêt où le cerf est roi, je peux explorer, habiter, d'autres paysages de ma région, je peux exprimer mon désir d'ailleurs de manière très sonore, très boisée, très vespérale! Vous savez, les cerfs, eux, comme tous les animaux à la notable exception de l'homme, n'ont jamais de poutre dans l'oeil! C'est important à savoir, ça! Dans ce poème, j'exprime autant mon désir d'ailleurs lointain que mon désir d'ailleurs proche. L'ailleurs proche de ma région rayonne autour du vallon, rayonne entre l'ailleurs lointain et le vallon, et constitue comme un sas intermédiaire entre l'ici du vallon et le là-bas du Japon. Le fleuve Brahmapoutre propose au passage sa belle courroie de transmission alluviale, si j'ose dire. J'établis un parallèle entre les fleuves de ma région et les fleuves asiatiques. Les montagnes de ma région font penser à la chaîne de l'Himalaya et aux montagnes du Japon. J'établis des correspondances entre l'ailleurs lointain et l'ailleurs proche.     

Vos poèmes en vers libre, sont-ils tous pongiens?

Non. Ce recueil comporte en tout une vingtaine de poèmes en vers libre, dont seulement une poignée sont clairement d'inspiration pongienne. La plupart ne sont pas d'inspiration pongienne. La tournée des trois chênes, consacrée aux trois grands chênes du vallon, le plus long poème du recueil, et Le Brahmapoutre, le poème insérant comme un bémol, une faille et un brame dans le recueil, ne sont pas d'inspiration pongienne. Le poème hivernal sur le vallon enneigé n'est pas non plus d'inspiration pongienne. Il se pourrait que le plus pongien des poèmes soit le poème final. En effet, cela fait des années que me taraude l'envie d'écrire un poème pongien sur le champ de tournesols en fleurs, et je crois qu'un tel poème ferait meilleur effet que des haïkus d'été pour conclure le recueil. Le haïku est trop léger et trop évanescent pour asséner comme il faut le dernier coup de cymbale, il me semble. Les haïkus d'été du second cycle déboucheront sur un grand champ de tournesols en fleurs, après quoi l'automne reprendra ses droits au début du recueil avec le haïku suivant: 

 

Ce n'est plus l'été. 

Le chien se détache vite 

De la flaque d'eau! 

 

Haïku canonique et parfait de 17 syllabes (5/7/5)!  

Pourquoi terminer le recueil avec un champ de tournesols en fleurs?

Il y a là clairement une double dimension solaire et apollinienne. J'ai grandi en partie dans la vallée du Rhône, dans une maison construite en galets du Rhône. Elle était enclavée dans les champs, dans les prés et dans les vignes, et son jardin était souvent bordé en été de champs de tournesols en fleurs. Je m'aventurais parfois à l'intérieur de ce sombre dédale illuminé avec ma petite chienne. Je pense que je dois être hanté par ce souvenir d'enfance, et les peintures de Vincent Van Gogh n'ont fait qu'enfoncer le clou dans ma mémoire! Les chants des cigales et les champs de tournesols en fleurs, voilà ce qui symbolise le mieux l'été. Il va sans dire que les plateaux qui entourent le vallon sont boisés et cultivés. Les champs de tournesols font partie du paysage des environs ainsi que les vergers et les arbres en fleurs. A bientôt, Delphine, pour parler des haïkus, du Japon et de poésie japonisante!