Fénelon a salué "la persuasion charmante et facile", Vauvenargues "le bon sens et la simplicité", D'Alembert "la disposition calme et douce que la naïveté suppose". Pour Charles Perrault, ses poésies sont "simples et naturelles". Fénelon ajoute que sa "négligence dorée se montre supérieure à un style plus poli". On salue également chez le maître l'originalité et la vivacité de l'expression, le coloris des images, la justesse et la précision du dialogue, la variété et la richesse des peintures, la naïveté du récit et du style. On aime son caractère riant, familier, gracieux, naturel et naïf.
Ce sont là des qualités dont je puis me targuer, je pense, dans lesquelles je me retrouve assez, mais je les véhicule au moyen d'un style différent du sien, et au moyen, je l'espère, d'un ton qui m'est propre. Je respecte cependant l'héritage du maître, et je crois comme lui en la vertu du vers libre ou du moins du vers libre classique. Si les fabulistes qui écrivent en vers doivent conserver quelque chose de La Fontaine, c'est bien cet emploi du vers libre classique, dit encore vers irrégulier, ou vers hétérométrique. Que salue-t-on chez La Fontaine? On salue en général le ton naturel et facile de ses vers, en fait rendu possible par l'emploi magistral du vers libre classique de son temps, généralement utilisé pour les pièces galantes, courtes et légères, dont il est devenu le héraut dans ses fables et dans ses contes.
Ecrire en vers libre, ce n'est pas copier ou plagier La Fontaine, ce n'est pas choisir la voie de la facilité face à un vers régulier qui serait plus difficile à écrire, c'est tout simplement mettre toutes les chances de son côté pour écrire des fables vivantes et enlevées, même si des fables écrites en vers réguliers peuvent être aussi de bonne tenue. La combinaison savante et primesautière de l'octosyllabe et de l'alexandrin, ce fut là une décision, une trouvaille de génie de sa part. C'est la combinaison du vers long et du vers court qui donne souffle, légèreté et vivacité aux fables de La Fontaine. Le vers long, l'alexandrin, permet à la pensée de ne pas s'encombrer du retour trop rapide de la rime, le vers court, l'octosyllabe, insère des changements de rythme, des accélérations, allège le ton empesé de l'alexandrin régulier, facilite l'écriture de dialogues vifs et enjoués. Le mélange régulier de ces deux vers donne vie, relief et souplesse aux tableaux du maître.
Le vers libre classique de La Fontaine n'est rien d'autre qu'un vers régulier assoupli. Et le vers libre moderne n'est rien d'autre qu'un vers libre classique assoupli à l'extrême. A ce titre, le vers libre classique de La Fontaine est plus proche du vers régulier que du vers libre moderne. Il varie la longueur des vers, il mélange les vers suivis, croisés et embrassés, il se moque de la riche rime. Pour le reste, il respecte les grandes règles de la versification classique. Le vers libre moderne est, quant à lui, une licence absolue accordée au poète. Il est à noter qu'écrire en vers libre classique n'est pas plus facile qu'écrire en vers régulier comme on pourrait le croire. Il est en fait plus facile d'écrire en vers régulier car il est plus facile de former un muscle quand on écrit ainsi, comme firent si bien les Corneille, Racine et autre Boileau.
Le vers employé par moi dans ce premier recueil de fables est un vers libre classique assoupli qui explore un degré de liberté supplémentaire par rapport à celui de La Fontaine sans tomber pour autant dans le vers libre moderne. Ce vers libre classique assoupli est plus proche du vers libre classique de La Fontaine que du vers libre moderne d'un Guillaume Apollinaire ou d'un Jacques Prévert.
Comme La Fontaine, je me moque (dans mes fables) des rimes riches qui n'apportent pas grand-chose, sinon des restrictions dans le choix de la rime et, donc, des restrictions sémantiques évidentes. Cela dit, je ne suis pas sectaire, si la rime riche se présente naturellement à moi et sert mon propos, je l'adopte volontiers. Comme La Fontaine, je respecte l'alternance régulière des rimes masculines et féminines. Le non-respect de l'alternance régulière des rimes masculines et des rimes féminines me gêne beaucoup. Rabelais aimait de son côté les strophes de rimes masculines suivies de strophes de rimes féminines, ce qui revient à déplacer à un autre niveau une alternance régulière bienvenue. Je suis esthétiquement et visuellement accroc à cette pratique de l'alternance régulière des rimes masculines et féminines. Et toujours fidèle à La Fontaine, je préfère un mélange de rimes croisées, suivies et embrassées aux rimes plates suivies de Boileau, plus monotones. Tels sont nos principaux points communs en matière de versification.
Pour le reste, la variété des formes poétiques utilisées est plus riche chez moi que chez La Fontaine. J'utilise le décasyllabe plus souvent que lui, et je n'hésite pas à tripler ou à quadrupler parfois mes rimes. Là encore, il a ouvert le chemin avec ses 5 rimes suivies en "ure" dans la fable L'aigle et le hibou, belle dérogation à ses habitudes que je sais savourer à sa juste mesure.
Il est certain que le premier recueil formera un tout, une photographie de mon art à un moment T, et que le second recueil sera très différent. J'espère avoir conservé devant moi une marge de progression. Ou sinon de progression, du moins d'évolution. Je la pousse devant moi comme un berger pousse son troupeau. Il se pourrait que mon deuxième et mon troisième recueil contiennent surtout des fables écrites en vers libre moderne et des fables courtes écrites en prose poétique. En effet, les fables en prose du premier recueil ne sont pas toujours des fables animalières au sens étroit du terme: elles sont souvent des fables assez longues d'une inspiration assez libre, et à leur sujet il faut entendre le mot fable au sens large du terme.
La grosse différence entre La Fontaine et moi réside dans le fait que j'invente nombre de mes sujets en plus de récrire des fables anciennes. Je m'autorise aussi l'inclusion de poèmes et de sonnets, mais aussi de fables en prose. Je réconcilie La Fontaine et La Motte: j'écris des fables en m'appuyant sur des canevas anciens déjà existants, comme fit La Fontaine, mais aussi des fables nouvelles en inventant des canevas nouveaux, comme fit La Motte. J'ai remis aussi à l'honneur quelques fables de Léonard de Vinci qui furent écrites dans le style bref et concis d'Esope. Ce n'est que dans le deuxième recueil et dans le troisième recueil que les sujets et les canevas originaux des fabulistes français (et européens) de l'âge d'or de la fable pourront se frayer un chemin et faire leur apparition. Ils seront totalement absents du premier recueil.
J'ai fait en sorte que mon premier recueil soit équilibré, et marqué autant par la maîtrise que par la naïveté. J'ai essayé de lui conférer une unité thématique et métaphorique tout en cultivant la variété des sujets, des pièces et des formes poétiques utilisées. Avec mes poèmes, je ne fais que soigner le coloris des images et la richesse des peintures. Surtout, par rapport à La Fontaine, je prends sérieusement en compte l'héritage du roman, je crée des personnages récurrents, et j'ancre mes fables et mes personnages dans un territoire précis à la manière de ce que firent par le passé Honoré d'Urfé, William Faulkner ou Thomas Hardy. Une unité de temps, de lieu et d'action, ancrée dans un territoire réel, est en effet ébauchée dans le quatrième et dernier tome du premier recueil. Elle annonce celle des deuxième et troisième recueils.