Le Centaure


Tant pis pour le stéréotype. 

Chers princes, vous aurez du moins

L’empereur Hadrien dans votre équipe!   

Il était romain et empereur: néanmoins,

Il aurait voulu être centaure

Pour parfaire le score!

Il aurait voulu être un animal complet.

Le Centaure est à sa façon parfait, 

En cela identique aux autres créatures

Que l'on peut voir dans la nature.

Pareil à l'aigle et au rorqual,

Pareil à la fourmi, pareil à la cigale,

Pareil à l'homme et au cheval,

Il juge son espèce parfaite et géniale:  

Il n'échangerait pour rien au monde ici-bas  

Sa condition contre celle d'une autre espèce.

Il n'est pas le seul dans ce cas:

L'homme a reçu en partage cette faiblesse!   

L'homme est animal sur ce point:    

Il croit que sa condition est de loin

La meilleure! Mais il ajoute à sa croyance  

L'arrogance, la fatuité et l'insolence,

La vulgarité et l'extravagance,

Là où le contentement du cheval

En est exempt. L'homme est d'ailleurs si bête

Qu'il préférera toujours être  

Benêt plutôt qu'âne ou cheval.   

Il ne troquerait pour rien au monde

Une vie humaine malheureuse ou immonde  

Contre la félicité d'un cheval. 

Or, voici le fond de la pensée du poète:

Je crois qu'il vaut mieux être

Le cheval dévoué d'un Xénophon

Qu'un benêt humain vivant dans l'illusion

De sa supériorité humaine et terrestre.

Nous connaissons les joies équestres,

Mais que savons-nous des joies du cheval?

Il n'est pas musicien, mais fait-il du vacarme?

Tout comme la vie humaine a des charmes

Et des plaisirs qui sont inconnus du cheval,

La vie de la jument est riche de sésames

Et de délices inaccessibles aux femmes.

Oublier ces points fondamentaux

Quand on est un homme,  

C'est l'assurance de mourir idiot  

Ou tout comme.

 

Le train était en retard.     

Tandis que nous attendions tous deux l’Eurostar

Dans une gare glauque,

Un centaure qui gardait la tête haute,

Qui arrivait à rester zen malgré ses côtes

Exposées aux courants d'air, me fit part

Avec faconde   

De ses pensées les plus profondes.

C'est en effet à ceux que l'on ne verra plus

Qu'on se confie volontiers tant et plus

Pour passer un moment nourricier agréable.

C'est se mettre à table 

Et goûter au fruit défendu! 

La nature confie (est-ce infinie sagesse?)

La satisfaction aux espèces,

L'insatisfaction aux individus.

Ce centaure n'a pas été conçu

Sur ce modèle si je dois en croire  

Ses paroles restées gravées dans ma mémoire.

Il n’a pas voulu me dévoiler son nom,

Mais il ne devait pas être Chiron.

Néanmoins, il a fait sur moi forte impression,   

Comme il sied aux fils de la nuée et d’Ixion. 

Je vous livre ici verbatim ses réflexions:

 

"Je suis le plus heureux des hommes,

Me lança-t-il d’emblée, sans aucun tremblement

Dans la voix, en me regardant très fixement. 

Est-ce que cela vous étonne?

Mais c’est loin d’être tout: je suis aussi le roi

Du polo! La chose est énorme:

Je suis étalon et cavalier à la fois!

Je fais corps avec ma monture!  

Oui, j’écope du meilleur des deux créatures;  

Il en va ainsi pour tout avec moi!

Je n'en reste pas moins harmonieux, autonome,

Homogène. Je gagne sur tous les tableaux.

J’ai beau être cheval par mes boyaux,

Je reste omnivore: un vrai gastronome.  

J'ai beau manger de tout: foie gras, viande, jambon,

Mon crottin continue de sentir bon

Et de faire les beaux jours de la flore.

Mais j'ai gardé un vieux fond d'herbivore:   

Je ne crache pas sur l’herbe de Wimbledon.

Je suis d'ailleurs envié des hommes

Bien plus que des bourrins et des grisons.

Rarement toutefois pour les bonnes raisons!

Bref, je mérite amplement ma couronne.

Je suis membre de la nation à double forme. 

Je pratique croquet, cricket et badminton.

Où que j’aille, je fais languir les Amazones

Qui aimeraient rester collées à leur cheval.

Les femmes et autres ânesses de tout poil,  

Toutes me désirent. Comtesses ou soubrettes,   

Je ne sais plus où donner de la tête,

Je suis une vraie girouette.

Mais je ne suis pas doué pour les pirouettes!

La position ne varie pas:

C’est toujours la même, cochonne et polissonne!  

On peut m’accuser de n’être point délicat,   

Cela ne me met point en rogne.

Je fais avec ce que la nature me donne!

Les centauresses ne s’en plaignent pas.  

Quoi? Ce que j’aime à part tout ça?

Le Pélion, la Thessalie, les vins de Bourgogne."