Les vaches et le cumin


Pour oublier leurs déboires antiques

Et l’oubli dont elles furent après l’objet

Au profit des bœufs athlétiques,

Les vaches nous imitèrent, nous, les Français: 

Elles optèrent pour les joies gastronomiques; 

Abandonnant l’astronomie aux bœufs anglais!

La gourmandise devint la petite fée

Qui leur donna des ailes et un peu d’esprit. 

Goulues friandes fieffées 

De graminées alambiquées,

Elles prirent goût au meilleur qui anoblit: 

Je parle du foin qui fermente, 

Qui rend guillerette et clémente, 

Et qui permet de s’enivrer à peu de frais

À Malans, Lizine ou Échay.

Il n’y a pas qu’aux hommes

Que plaît l’ivresse en somme! 

La vache montbéliarde croque dans la pomme.

De ce que la nature mit sur leur chemin,

Sous leurs mamelles, sous leurs seins,

Les vaches se contentèrent,

Et c’est ainsi que le cumin

Ces roturières élégantes adoptèrent,

Pour oublier leurs maux et entrevoir Cythère. 

C’était ensemble, formant un essaim, 

Qu’on les voyait se régaler au loin

Dans la combe au Lard, dans les prés de la Tendue.

Certes, la touffe était menue,

Mais exquise, goûteuse, tel un avant goût

De paradis; elles en avaient la berlue.

La fée verte leur était superflue.

Dans la combe au Lard où le Mistral était mou,  

Le cumin avait plus de goût

Qu’il n’est permis, faisant du zèle.

Ce jeu est très risqué, en voici les séquelles:

Une fois qu’on l’a commencé,

C’est comme si à lui on était fiancé

Et plus: plus moyen de revenir en arrière,

Plus de retour possible aux anciennes manières, 

Sans risque d’être accusé de grand paresseux,

De fainéant, voire de gueux.

L’injustice, dont les vaches étaient victimes,

Inspira pitié au cumin:  

Il n’avait pour bras que des brins, 

Pour aumône que son parfum,   

Mais tint à leur offrir des bouchées de sublime: 

La première année, pour les consoler du spleen;    

La deuxième, pour faire plaisir, tel un gin;   

La troisième, pour satisfaire leur attente; 

La quatrième, pour sauver l’honneur des plantes;

La cinquième année, vous êtes intelligentes,

Vous avez tout compris: le cœur n’y était plus; 

Le cumin exténué voulut

Retrouver la vieille routine,

L’antique habitude de ses cousines,

Et n’offrit que le goût commun

Aux vaches, qui grimacèrent à jeun!    

Le cumin paya ce terrible crime

D’une bouderie unanime,  

Même qu’on le piétina en chemin.

 

Je voudrais soutenir d’abord en cette affaire 

Que le palais des animaux est aussi fin

Que celui des hommes, voire des souverains.

Et ce serait aussi justice en la matière

Si nous étions à notre tour mis au parfum.

Je m’explique: grâce à nous autres, fabulistes,

Les animaux peuvent dialoguer et parler,

Réfléchir et penser, voire philosopher; 

Les animaux seraient artistes,

Et leurs tableaux seraient soignés,

Si, en retour, ils nous prêtaient leur nez,

Leurs yeux perçants, leurs tympans et leurs ouïes,

Dans la foulée de leurs branchies.

Je suis prêt à recevoir leur sixième sens 

Et même, s’il le faut, à m’acquitter d’un cens!

Que Zeus porte ma requête à leur connaissance!

Zeus, lui, au moins, n'est pas bouché! 

Je n’attends rien s’agissant du toucher: 

Ce serait une extravagance

Si je pouvais encore progresser!

Je crois bien que ce serait déplacé.

Mais bon, pour l’instant, je l’avoue:

Le fabuliste que je suis se sent grugé!

J’ai beau être des bords de Loue,

Je me sens escroqué, spolié et abusé.

J’attends toujours ma récompense

Car je pense que j'y ai droit!

Le fait d’être acteurs de fables de choix

Constitue un honneur et une chance:   

Cela oblige plus que cela ne dispense.

C’est là question de loyauté et d’équité.

Et question générosité,

S’il est noble de donner sans compter, 

Des profondeurs de ma loge

Où j’attends que la biche me déloge,

La sagesse du zélé, j’interroge;

J’y vois de la témérité

Bien plus que de la bonté;

Car malheur s’ensuit quand, à son zèle, il déroge!

Ce qui n’était qu’un don, les autres se l’arrogent, 

Ils en font un dû, un droit; adieu liberté!

On adopte la nouvelle réalité.

Que le nouveau pli, meilleur, se proroge!