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Le renard, l'abeille et les lièvres 


J'ai été sollicité par une jeune étudiante pour répondre à quelques questions. Les questions de ce billet de blog ne m'ont donc pas été posées par la journaliste Delphine Dupré, mais par une jeune étudiante espagnole en lettres modernes qui s'intéresse à la fable contemporaine. J'ai maintenu, par souci de réalisme et de fraîcheur, les légères imperfections de son français. Peut-être sera-t-elle amenée à me poser d'autres questions dans le futur. Auquel cas, je donnerai une suite au présent billet de blog.     


Combien de livres vous avez prévu publier jusqu’à maintenant? J’ai vu qu’il y a un livre qui vous concerne et qui sera publié dans le courant de l’année 2015 : Les fables du lavoir? Pouvez-vous me parler un peu de votre livre? Pourquoi vous avez choisi dans l’avant-propos de votre livre le Maître Renard? Pourquoi cet animal et pas un autre?

Je n'ai encore publié aucun livre, mais j'ai plusieurs livres en chantier. Je cours plusieurs lièvres à la fois si l'on peut dire, et c'est pour cela que je n'ai encore rien publié à ce jour. Je ne suis pas un dilettante pour autant; j'ai couru plusieurs lièvres dans ma jeunesse, et, aujourd'hui, je cours plusieurs lièvres en tant que poète. La fable ne constitue pour moi qu'une face, qu'un pan, de mon entreprise poétique. Je publierai trois ou quatre grands poèmes et trois ou quatre recueils de poèmes à côté de mes trois recueils de fables. Je suis au fond une tortue qui court plusieurs lièvres. Je suis très à l'aise avec cette manière de procéder. Tant pis si elle peut donner l'impression que je suis improductif ou un doux rêveur. Je n'aime pas trop l'idée du type qui écrit un livre après l'autre, de manière bien régulière, à la manière d'une poule pondant un œuf après l'autre.

Je vais publier ce printemps 2015 L'avant-propos de Maître Renard, qui, comme son nom l'indique, constitue l'avant-propos de mes fables. Mais, à la vérité, cet avant-propos constitue un petit livre à part entière, que j'ai conçu comme un livre d'imagination. On peut dire que je réinvente avec lui l'avant-propos en tant que genre littéraire. Après quoi, je publierai les quatre premiers livres des Fables du lavoir, soit les quatre premiers livres du premier recueil des Fables du lavoir, premier recueil qui comptera douze livres (qui seront divisés en trois tomes différents pour leur publication électronique) comme le recueil de Jean de La Fontaine. Je pense pouvoir publier les quatre premiers livres dans le courant de l'automne 2015. Il faut que je les relise et leur apporte quelques menues corrections. Ce premier recueil de douze livres de fables contient en tout près de 450 fables et poèmes, d'où le temps assez long qu'il prend à être finalisé. Le fait est que je travaille à plusieurs choses en même temps et que j'aime laisser reposer mon travail pour pouvoir prendre du recul par rapport à lui et pour pouvoir le relire avec des yeux neufs et frais. Sinon étrangers. Afin de pouvoir mieux repérer ses maladresses, ses faiblesses et ses imperfections.    

Pourquoi le renard dans mon avant-propos et pas un autre animal? Parce que j'aime le personnage du renard, je me sens à l'aise avec lui, et parce que le renard est le seul animal qui puisse rendre crédible un tant soit peu les pensées que je prête au narrateur de cet avant-propos, qui est donc un animal, un personnage fictif tiré de mes fables, le renard, Maître Renard. Un autre animal ne m'aurait pas permis de couvrir de manière aussi efficace et réaliste tous les thèmes que cet avant-propos aborde. Le personnage de Maître Renard apporte une touche de réalisme. Et, bien sûr, le fait qu'il soit rusé et trompeur, ou du moins supposé l'être, permet de jouer avec le lecteur qui se demande si ce que lui dit le renard est du lard ou du cochon. Ce qui fait tout le charme et tout le piquant de cet avant-propos. J'écris actuellement une fable intitulée Le parlement des chats et des souris qui fait des souris de grandes législatrices dans l'âme. Maître Renard est pareil aux souris, sauf que lui intervient plutôt auprès de la branche exécutive, soit directement auprès de la lionne et du lion. Il en sera du moins ainsi dans mon deuxième recueil de fables. Comme les souris dans le parlement britannique, il tire les ficelles dans l'ombre, il sait beaucoup de choses; il est intelligent par nature, et rend crédibles les propos que je mets dans sa bouche. Cet avant-propos n'est pas un traité philosophique, ce n'est pas sa fonction, mais il contient en son sein, en son centre, une longue digression de nature philosophique. Il fallait un animal, sinon rusé, du moins à l'intelligence avérée, pour faire office de narrateur. Un animal familier avec lequel le lecteur peut tout de suite entrer en relation.  

À quoi sert-il de créer ce blog littéraire? À votre avis, peut-on dire qu’un blog est un projet littéraire? Peut-on le considérer un livre en ligne?

Mon blog n'a pas du tout vocation à devenir un projet ou un objet littéraire. J'essaie de ne pas trop me prendre la tête avec lui, et ne projette de publier environ qu'une petite demi-douzaine de billets par an. Ce blog est un outil de communication et d'information. Mais il m'est arrivé en écrivant mes billets de soulever parfois des lièvres intéressants! Le blog me permet d'évoquer l'évolution et l'actualité de mon travail créatif au fil de l'eau, et de parler de la poésie et des fables comme on le faisait naguère dans des essais ou dans des manifestes. Enfin, c'était la pratique courante au vingtième siècle. En effet, ayant une conscience très aiguë de la brièveté de la vie humaine (bien plus que de la mort elle-même), ayant également conscience de mon âge relativement avancé et de la richesse et de l'ambition de mes différents projets poétiques, je ne veux pas perdre de temps avec l'écriture d'essais ou de manifestes, autant de petits ouvrages qui ont leur intérêt pour les spécialistes et pour les universitaires, mais auxquels je n'attache pas trop d'importance. Je n'écris pas pour les universitaires, et je ne tiens pas trop à théoriser tout ce que je fais. J'écris pour l'humanité entière. Je pense par ailleurs que le grand poète doit parler de son art à l'intérieur même de son art, ce que fit très bien La Fontaine par petites touches. D'ailleurs, comme vous avez pu le remarquer, mes billets de blog sont écrits sous la forme d'entretiens, et ce n'est pas un hasard: cela me permet de passer aisément du coq à l'âne et de rendre mes billets plus attrayants et moins lourds. C'est la joueuse de tennis Maria Sharapova qui m'a donné l'idée d'écrire mes billets de blog sous forme d'entretiens imaginaires. C'est ce qu'elle fait parfois quand elle s'ennuie dans sa chambre d'hôtel. Elle se pose à elle-même des questions, elle y répond, et rend public le tout. Enfin, elle l'a fait une ou deux fois à ma connaissance, et j'ai repris son idée. On n'imagine pas tout ce que la poésie devra à cette joueuse de tennis! 

En qui vous vous êtes inspiré pour écrire vos fables? Vous sentiez-vous attiré par les fables de La Fontaine? Dans le premier tome, quelles fables vous avez choisi?

J'ai commencé à écrire mes fables par hasard et par jeu. La première a été écrite en novembre 2005, je crois, 2005 ou 2006, un jour de neige, un jour qu'il neigeait sur la Provence! Je rentrais d'Angleterre à l'époque, et je travaillais à un recueil d'aphorismes et de pensées poétiques intitulé Propos libres, divers et variés en provenance de la gouille (une gouille est en jargon franc-comtois une petite gorge encaissée, humide et ombreuse, nostalgique du règne de Charles Quint). J'ai écrit cette première fable alors que son action même se déroulait pour de vrai sous mes yeux et sous une mangeoire à oiseaux. Un matin neigeux donc, où la pie n'était pas vraiment d'humeur partageuse avec les pinsons. Je me suis amusé à l'écrire en vers libres modernes ou, plutôt, disons, anarchiques. Cela m'a plu, et j'ai continué en inventant tout d'abord les sujets de mes fables; et, avec le temps, je me suis peu à peu perfectionné, et j'ai accumulé ainsi au fil des années toute une réserve de fables (et d'ébauches de fables), qu'il me faut enrichir et compléter (pour ce qui est des deux recueils futurs), et, surtout, organiser en recueils esthétiquement significatifs et cohérents. Car c'est bien cela qui manque à la plupart des fabulistes: la qualité de la fable autant que la qualité d'ensemble du recueil. Il ne faut pas que penser à la fable individuelle prise séparément, il faut penser aussi à la manière dont elle s'insère dans un recueil, dans un ensemble plus vaste, philosophique, poétique et esthétique.

Il est clair que La Fontaine est le meilleur fabuliste français, et, peut-être, le meilleur fabuliste de tous les temps, tous pays confondus. Je ne sais pas si je m'en inspire, mais tous les fabulistes français se retrouvent devant La Fontaine comme les poètes romains se trouvaient devant Homère! Il s'agit maintenant que la fable française trouve son Virgile! Et je pense que ce Virgile sera moi, car je ne vois pas qui d'autre cela pourrait être, et vu la direction que prend l'histoire humaine, je ne suis pas certain qu'il y aura encore des fabulistes dans les siècles à venir. Cela dit, il ne faut pas oublier non plus que la fable est un genre rare par nature, un genre qui renaît de ses cendres à intervalles réguliers, à plusieurs siècles de distance, comme je l'ai écrit dans La statue du commandeur, une de mes fables. L'histoire nous enseigne que les grands fabulistes sont beaucoup plus rares que les grands poètes et que les grands romanciers. C'est ainsi, et c'est la preuve que la fable est un genre très particulier et difficile. Une femme exigeante qui ne se donne pas à n'importe qui. La Fontaine demeure donc un compagnon incontournable, ce qui ne m'empêche pas d'apprécier aussi des fables écrites par d'autres auteurs qu'on peut qualifier de mineurs. J'aime beaucoup Florian, et Antoine Houdar de la Motte mérite d'être lu et connu. Le problème avec la fable, c'est qu'elle est très peu publiée, faute notamment de bons fabulistes. Il n'existe même pas à ma connaissance une édition de poche moderne des Fables de Florian. Les éditeurs (je parle des grandes maisons d'édition, pas des petites maisons d'édition provinciales) préfèrent publier des romans qui ont déjà été écrits vingt fois ou cent fois, et qui n'ont strictement aucune chance de laisser une trace profonde dans l'histoire des lettres, plutôt que de maintenir vivant un genre littéraire en publiant quelques auteurs méritants des temps passés. Ce qui relève à la fois de la bêtise et de l'hybris. De l'esprit de démesure. Pour l'instant, parmi les fabulistes français, seuls Jean Anouilh, La Fontaine et Marie de France jouissent du privilège d'exister en édition de poche. C'est un peu maigre. Les éditions des fabulistes mineurs sont donc anciennes, rares et coûteuses, ou mises en ligne sur Internet. Les grands fabulistes étrangers n'ont pas été traduits non plus à ma connaissance. Il me plairait beaucoup de lire les fables d'Ivan Krylov, le grand fabuliste russe, que Maria Sharapova doit sûrement avoir sur sa table de chevet. Ou s'ils ont été traduits, les éditions sont anciennes et mises au mieux en ligne sur Internet. Or je n'aime pas beaucoup lire sur mon ordinateur, et je ne suis pas encore passé à la tablette. Par ailleurs, il serait bon que les libraires créent dans leurs librairies une section dédiée aux fables à côté de leur rayon consacré à la poésie, où l'on retrouverait plusieurs auteurs, pas que La Fontaine. Tout cela fait que ma culture de la fable n'est pas encyclopédique, et ce d'autant plus que je ne tiens pas à me spécialiser à outrance dans un seul genre poétique ou littéraire. Mais bon, ce n'est pas trop grave, l'important, c'est d'avoir Homère devant soi, sous les yeux! Je projette quand même, dans le domaine de la fable, de lire tous les fabulistes mineurs, en vue de publier un jour une anthologie de la fable française. Ce projet ne constitue pas une priorité cependant.

Mes quatre premiers livres de fables proposent une déambulation poétique, et font voyager et vagabonder le lecteur. Dans ce premier tome de quatre livres, le livre premier est consacré à l'Angleterre, le deuxième livre à l'archipel de la Manche, le troisième livre est une pure déambulation dans l'ouest et dans le nord de la France principalement, et le quatrième livre est consacré à Paris et se termine en Bourgogne, en Côte d'Or, au bord de la Seine. Il s'agit pour moi dans ces quatre premiers livres (dans ce premier tome) de planter le décor, notamment en prenant pied en Angleterre, là même où La Fontaine abandonna quelque peu son lecteur dans son douzième livre, auquel songeait sûrement Voltaire lorsqu'il écrivit ses Lettres philosophiques. Je prends le relais de La Fontaine en Angleterre. Je fais comme si les trois siècles nous séparant de lui existaient et n'existaient pas. Cela me permet de faire allusion dans ce premier livre à la période coloniale, à l'empire britannique, à la révolution industrielle, à l'avènement de la monarchie constitutionnelle et parlementaire, bref à l'avènement du monde moderne tel que nous le connaissons aujourd'hui, largement façonné par l'Angleterre et les Etats-Unis d'Amérique. Dans ces quatre premiers livres, les thématiques des fables sont donc dictées par ce souci de contraste et de continuation, mais aussi par le hasard et par le caractère des lieux traversés, et par mes souvenirs personnels éventuellement liés à ces lieux. C'est vraiment l'esprit de déambulation et de vagabondage qui prévaut, et qui fait écho à la fameuse métaphore du poète butineur chère à La Fontaine. On trouve donc dans le premier livre plusieurs fables consacrées à l'abeille.

En général, ce n'est pas le souci de la morale ou des moralités précises à énoncer qui détermine les thématiques, la composition ou l'architecture de mes livres. Mais il est vrai que l'on pourrait imaginer un livre de fables où toutes les fables aborderaient un thème de morale précis et particulier. Un livre où un thème précis serait décortiqué fable après fable. Je crois qu'il est possible de procéder ainsi, mais je crois aussi qu'il ne faudrait pas abuser d'un tel stratagème; une telle manière de faire alourdirait un peu le recueil, robotiserait le recueil. Cela peut être fait, mais cela doit être fait de manière parcimonieuse et à bon escient dans le recueil. Histoire par exemple de mettre un thème particulier en relief par rapport aux autres thèmes abordés. C'est ce que je ferai probablement dans mon deuxième recueil. Le recueil de fables doit conserver, je pense, un caractère primesautier. Il faut donc tout varier: les formes poétiques, les décors, les atmosphères, les morales, les personnages, les intrigues. Tout en conservant une assise champêtre et bucolique. Dans ce premier recueil de fables, certains livres se spécialisent un peu dans certaines thématiques. Le livre sept est consacré à Vénus et aux arbres fruitiers. Le livre huit est une grande fable en prose consacrée à un nouveau personnage de la mythologie grecque que j'ai inventé, écrite sous forme de confession brouillonne et avortée! De premier jet supposé!  Le livre neuf est plus spécifiquement consacré aux enfants. Le livre 11 est consacré à la mort, et se veut une allégorie du sommeil, soit de la petite mort, avant le réveil du roi lion qui intervient en conclusion, dans le livre douzième, réveil du lion qui laisse augurer quelque peu du contenu plus politique du deuxième recueil, où les thématiques du pouvoir et de la bonne gouvernance apparaîtront. Ce n'est pas la morale qui dicte l'architecture et la composition d'un livre ou d'un recueil de fables, mais plutôt l'esthétique. La morale n'est que la petite souris dont accouche chaque fable, chaque colline qui succède à l'autre. Parfois, la souris est très mutine, et se contente de montrer uniquement les poils du bout de son museau.  

Quelle valeur voulez-vous donner aux animaux de vos fables? 

Si j'écris des fables, je pense que c'est plus par amour des animaux que par amour de la morale. Mon avant-propos n'a pas la prétention d'être un traité de philosophie et d'éthologie, mais il montre bien que je suis nostalgique de l'âge d'or des Anciens, où animaux et hommes dialoguaient ensemble et se respectaient mutuellement. La fameuse devise Liberté, Egalité, Fraternité, dont tout le monde parle tant, et qui relève un peu de l'utopie dans les sociétés humaines, j'essaie de l'appliquer également dans mon travail à la relation entre hommes et animaux, et entre animaux et animaux. Je travaille beaucoup plus dans cette optique que dans une optique purement utilitaire où les animaux ne seraient que des instruments commodes pour accoucher en douceur de moralités humaines servant à policer les seules relations humaines. Je n'instrumentalise pas mes animaux. Mes animaux deviendront des personnages à part entière dans mon deuxième recueil de fables, avec des personnalités individuelles marquées allant au-delà du seul caractère général propre à leur espèce. Par souci de réalisme, faire jouer au bon animal le bon rôle dans la bonne fable (soit un rôle correspondant non pas au caractère d'un individu particulier pris au sein de l'espèce, mais au caractère de l'espèce elle-même) est le premier devoir du fabuliste. Dans mon deuxième recueil, je respecte cela tout en créant des personnages, des animaux aux personnalités individuelles marquées, que l'on retrouvera dans plusieurs fables. La fable doit alors non seulement déboucher sur une morale ou sur une réflexion à caractère moral ou philosophique, mais elle doit m'aider aussi à affiner à chaque fois un peu plus la personnalité individuelle de chaque personnage. Je composerai ainsi à l'échelle d'un petit canton franc-comtois une petite société animale réelle, telle qu'il s'en trouve dans la nature, où les individus de toutes espèces se côtoient et vivent ensemble, en s'ignorant ou non, ainsi que font les hommes dans la société humaine. Je n'écris pas des fables par amour de la morale. J'écris des fables pour partager mon temps avec les animaux, pour côtoyer au quotidien l'ensemble des créatures terrestres, mais aussi tous les éléments naturels. J'attribue une grande valeur aux animaux, mais je n'en fais pas non plus les seuls personnages de mes fables. Dans ce premier recueil, l'arbre joue un rôle très important, un rôle majeur, un rôle bien plus important que dans le recueil de La Fontaine, par exemple. Je travaille d'ailleurs aussi en ce moment (à mes moments perdus) à l'écriture d'un long poème en vers libres qui s'intitule La tournée des trois chênes. Ce poème évoque mes promenades quotidiennes au fond d'un vallon et décrit un poète en quête de communication silencieuse avec les chênes qu'il fréquente et qu'il côtoie. Comme si quelque chose de leur sève pouvait passer dans le sang du poète. Comme si cette tournée permettait au poète de se fortifier et d'acquérir la sérénité et la sapience inhérentes aux arbres. Bref, je me mets en scène en tant que fabuliste effectuant sa tournée des chênes, et le lecteur peut pénétrer dans l'intimité de la relation étroite qui m'unit à trois grands chênes. Il va sans dire que dans ce poème trois chevrettes forment les trois grâces requises, et qu'il est une petite source où les neuf Muses me donnent rendez-vous, sous une tour carrée en pierre, solitaire et biseautée, que l'hiver dénude et fait apparaître dans le paysage. J'écrirai peut-être un jour un billet de blog au sujet de ce poème.  

À quoi sert-il d’écrire des fables dans le XXIe siècle?

Je ne sais pas. J'espère déjà que mon avant-propos, qui est très ludique, élargira les consciences humaines et redéfinira ce que doit être un véritable humanisme. Pour l'instant, l'humanisme s'est un peu construit sur le dos de la nature et des animaux, en cherchant à séparer l'homme de la nature. Il ne s'agit pas tant pour moi de rabaisser l'homme au rang d'animal ou d'élever l'animal au rang d'homme (proposition absurde) que de faire comprendre à l'homme que les animaux sentent et pensent à leur manière aussi bien (voire mieux) que l'homme. La pensée d'un animal est au fond aussi mystérieuse que celle de Dieu si Dieu existe (et nous sommes sûrs du moins que l'animal, lui, avec ses sens et son cerveau, existe!); et si Dieu existe, peut-être sa façon de penser est-elle plus proche de celle d'un animal ou d'un arbre que de celle d'un homme. Nous n'en savons rien. Chaque animal vit, sent et pense le monde à sa façon. La différence entre l'homme et l'animal, c'est que l'homme pense l'univers et dieu (ou essaie de les penser), tandis que l'animal garde les pieds sur terre et se contente de penser le monde à son échelle, de penser son environnement naturel immédiat, son territoire. Ce que nombre d'hommes font aussi avec humilité et sagesse, ou faute de pouvoir faire plus, tels des amateurs de L'Ecclésiaste. L'animal est toujours dans le local, là où l'homme peut être dans le global. Pourtant, l'animal, tout en étant confiné dans le local, participe au global autant que l'homme. Et, surtout, tout est finalement question d'échelle: l'homme peut penser l'univers, la Terre, mais penser la Terre, est-ce réellement différent que penser un canton ou le territoire d'un blaireau à l'intérieur de ce canton? Dans les trois cas, les éléments essentiels composant le réel sont les mêmes: l'air, l'oxygène, les arbres, les plantes, l'eau douce, les ruisseaux, les rivières, les mares, les animaux divers et variés, les rochers, les nuages... La grande différence de l'échelle terrestre, c'est bien sûr la présence des océans d'eau salée et la diversité des civilisations et des cultures humaines. Et tout ce que cela implique.

Je pense que la fable est nécessaire à notre époque pour trois raisons essentielles. La première, c'est bien évidemment la crise de civilisation, la crise morale, que la France et l'Europe traversent aujourd'hui (et les autres continents font face également à des défis colossaux), mais aussi la crise écologique mondial qui concerne l'humanité toute entière. La deuxième, c'est qu'il est important de maintenir vivants un maximum de genres poétiques et littéraires. Le temps du tout roman et du tout polar a vécu. La troisième, c'est que la fable permet de penser et d'acter le retour du personnage en poésie. La poésie du vingtième siècle a jeté beaucoup de choses avec l'eau du bain, pas que le bébé, d'où la marginalisation actuelle de la poésie contemporaine, si on peut encore appeler cela de la poésie (pour ce que j'en vois ici et là, ce qui ne me donne pas envie d'en voir plus). Il est à noter aussi que la fable est un genre court qui devrait normalement coller à l'esprit de notre époque. Il est plus facile de lire une fable sur son téléphone portable qu'un roman. Surtout lorsqu'on est sans cesse dérangé par mille sollicitations qui tronçonnent l'existence. Le recueil de fables a inventé le zapping très longtemps avant la télévision. Un zapping sapiential de qualité. Il faut inventer l'homo sapiential!

À votre avis, les fables sont un genre littéraire seulement pour les enfants ou elles peuvent aussi être lues par les plus adultes? Sur quel public mettez-vous votre attention quand vous rédigez vos récits?

Mes fables s'adressent à un public universel, mais aussi à un public plus spécifiquement français et européen, plus généralement occidental. Le public français est assez intéressant, car il appartient à un pays drogué à la prétention universaliste. Je n'écris jamais en me posant la question de savoir à qui s'adresse ma fable. Je m'adresse aux hommes en général, mais il est certain que certaines fables pourront être mieux comprises que d'autres par les enfants. Cela dépend à la fois du sujet et de la longueur de la fable. La fable pour enfants doit être courte et simple. La fable pour adultes peut être plus longue et plus compliquée, et pourra jouer sur plusieurs registres. Cela n'empêche pas les adultes d'aimer aussi les fables courtes qui vont à l'essentiel, et qui peuvent aussi jouer sur deux registres différents, comme La cigale et la fourmi

À votre avis, et toujours dans votre domaine de la fable, pensez-vous qu’on peut parler en France d’une fable française contemporaine, comme étaient celles de la Fontaine à l’époque ou celles de Jean Anouilh?

Je ne le crois pas. Je ne crois pas à l'idée d'un mouvement impliquant plusieurs fabulistes contemporains formant une espèce de vivier. Pas dans le domaine de la fable. L'histoire littéraire du passé montre que la fable contemporaine est toujours essentiellement l'œuvre d'un seul poète, si on veut parler de poésie pratiquée à un haut niveau. Je n'aime pas beaucoup les fables de Jean Anouilh qui sont assez symptomatiques d'un certain laisser-aller des lettres dans la seconde moitié du vingtième siècle. Elles n'arrivent pas à la cheville de celles de La Fontaine, et relèvent tout au plus de l'anecdote. Il faut bien dire les choses comme elles sont: il n'y a pas eu de bon auteur français de fables depuis Florian, le protégé de Voltaire. Je m'intéresse assez peu à ce que font mes contemporains dans le domaine de la fable pour une raison assez simple qui est la suivante: ils ne sont pas de grands poètes. Ils sont très souvent de très mauvais poètes. Je lis parfois une fable moderne ici et là, en passant, sur Internet, mais c'est tout. Je préfère lire les grands poètes et les grands philosophes, ou des ouvrages d'histoire ou de science politique. Les classiques, les valeurs sûres. J'aime lire aussi des ouvrages consacrés à la nature, la littérature naturaliste. Je lis très peu de romans par les temps qui courent. Mais je connais un peu ce que font mes contemporains dans le domaine de la fable. Je ne suis pas complètement hermétique. Les fables de Jean Anouilh, qui demeurent tout de même le meilleur (voire le seul) témoignage de ce que fut la fable au vingtième siècle, pâtissent essentiellement d'un excès de désinvolture, de légèreté et d'humour, excès contre lequel Goethe est le premier à mettre en garde en matière d'art: L'humour est l'un des éléments du génie mais en devient un succédané dès qu'il prend le dessus; il accompagne le déclin de l'art, le détruit et finit par l'anéantir. Je ne fais ici que citer Maître Renard citant Goethe... et Jean Anouilh n'a fait qu'accompagner le déclin et la désertification... Le recueil de Jean Anouilh a été écrit et torché en un seul été. Bref, Jean Anouilh est à La Fontaine ce que la cigale est à la fourmi... Disons que Jean Anouilh est une petite cigale là où La Fontaine est à la fois une abeille, une grande cigale et une petite fourmi. Ses fables sentent beaucoup trop l'univers urbain. On trouve cependant ici et là des petites choses gracieuses. Le lion vieilli voulant jouir du spectacle offert par les petits rats de l'opéra, c'est charmant.  

Faites-vous très attention au rythme de vos fables, c’est-à-dire, à la poésie? Vos fables suivent toujours la même structure, par rapport à la rime et à la morale?

J'écris essentiellement en vers libres classiques comme La Fontaine. Et je fais bien sûr attention au rythme, à la musique, à la fluidité. Je veux être perçu et lu comme poète avant d'être perçu et lu comme fabuliste. C'est d'ailleurs l'unique moyen d'avoir une chance de laisser une trace durable en tant que fabuliste. Mon recueil contient aussi des poèmes dont les thèmes recoupent et prolongent ceux de certaines fables, poèmes qui ont pour vocation d'accompagner les fables et de contribuer à ce que j'appelle la porosité du recueil. Ces poèmes insèrent comme des pauses, des intermèdes, des fenêtres, des temps morts, des échappées belles à l'intérieur du recueil. Par ailleurs, j'écris aussi des fables en prose comme Fénelon, si bien que mes vrais modèles sont La Fontaine et Fénelon, mais aussi Houdar de la Motte et Antoine Furetière, puisque je ne m'interdis pas d'inventer les sujets, les intrigues et les trames de mes fables. Mais dans l'ensemble, beaucoup de mes fables sont écrites en vers libres classiques. Il en est ainsi dans ce premier recueil, et il en sera ainsi dans le deuxième recueil, je pense. Peut-être que dans le troisième recueil, la prose prendra une place proéminente, ainsi que le vers libre moderne, plus débridé et plus anarchique, plus échevelé, que le vers libre classique. Vers libre moderne que je voudrais pratiquer de manière plus réfléchie et plus savante qu'à mes débuts.  

Chaque fable est différente. Je n'ai pas d'idée préconçue quant à sa structure, quant à l'emplacement de la morale dans la fable, au début ou à la fin de la fable, et quant à la longueur de la fable. La fable est par définition un texte assez court, donc très polymorphique. Une même fable peut être écrite en prose, en vers libres (classiques ou modernes) ou en vers réguliers (avec ou sans strophes). Le fabuliste agit donc de manière arbitraire quand il opte pour une forme poétique plutôt que pour une autre. Mais je crois qu'avec le vers libre (classique dans son cas), La Fontaine a trouvé la bonne formule. Je pense que les fables en vers réguliers sont moins bonnes que les fables en vers libres. Je veux dire par là qu'elles doivent être présentes en moins grand nombre dans le recueil et ne pas être la forme dominante utilisée. Je pense aussi que la fable en prose attend toujours son Baudelaire des petits poèmes de Paris et son Rimbaud des Illuminations.

Je tiens énormément à l'alternance des rimes féminines et masculines. Cela ne me gêne pas de redoubler les mêmes rimes et sonorités plusieurs fois à l'intérieur d'une même fable; je me laisse souvent entraîner par une sonorité au-delà de ce que se permettait La Fontaine. Mais l'alternance des rimes féminines et des rimes masculines, elle, constitue désormais pour moi un impératif absolu quand j'écris en vers libres classiques ou en vers réguliers (même s'il m'arrive parfois de jouer avec les assonances ou avec les deux identités masculine et féminine d'une même sonorité). C'est physique et visuel! J'utilise aussi beaucoup le décasyllabe, bien plus que La Fontaine, qui n'osait pas trop s'écarter de l'octosyllabe et de l'alexandrin. Ce n'est pas de ma part un choix pensé et délibéré, c'est juste que le décasyllabe vient souvent sous ma plume de manière naturelle et spontanée, et que je n'y vois pas d'inconvénient particulier.  

Quels sont vos thèmes préférés? Votre but et de donner une morale à suivre? Votre but et pédagogique ou littéraire? 

C'est difficile à dire, car depuis plusieurs mois, je travaille sur mon avant-propos et sur d'autres poèmes que sur mes fables. Si bien que j'ai quelque peu déconnecté de mon recueil de fables (supposé être au repos), qui, par ailleurs, est très riche, si bien qu'il est difficile de regrouper toutes mes idées sur le sujet. Comme vous pouvez le voir, je crois que mon thème préféré est celui de l'humilité, celui de la nécessaire humilité que l'homme doit impérativement ressentir envers l'ensemble des créatures terrestres. Je vous dis probablement cela car c'est le thème principal de mon avant-propos, qui doit beaucoup à Montaigne et à son Apologie de Raimond Sebond (le théologien catalan). Dans ce premier recueil, je me suis fait la main pour l'écriture du deuxième recueil. Le thème de la gouvernance n'est pas abordé directement, puisque je me promène, puisque je vagabonde et butine, pendant que le roi lion dort et ronfle, en rêvant aux éléphants. J'ai essayé clairement de renouer avec les Anciens, avec l'esprit de la poésie ancienne, mais dans un français moderne. Ce sont vraiment les thèmes de la renaissance, de la restauration, de la résurrection, de la vérité, du vrai et du faux, qui m'ont hanté lors de l'écriture de ce premier recueil, je crois. Le thème de la métamorphose est aussi très présent. Et je vous ai déjà parlé des thèmes omniprésents du butinage et du vagabondage. Comme vous voyez, tous ces thèmes structurants ne sont pas directement moraux. J'ai essayé de puiser à un grand nombre de sources, de varier les formes poétiques et les personnages, avec un souci permanent de meilleure représentativité de l'ensemble des espèces vivantes, mais aussi des réalités du monde et du ciel. Je veux dire par là que le panthéon ancien est plus présent dans mes fables, mieux représenté dans mes fables, que dans le recueil de La Fontaine. Mais je crois que j'arrive à ne pas tomber dans la bondieuserie païenne. Tout cela reste frais et léger. Très matinal.  

Pour ce premier recueil, il me semble que mon but fut plutôt littéraire. Mon avant-propos se veut plutôt pédagogique. Cela dit, ces deux ambitions s'accompagnent l'une l'autre, et je prends soin de l'écriture de mon avant-propos aussi. Il me semble que j'essaie avant tout de sauver et de moderniser, de rendre à nouveau vivant et exaltant, attrayant et fécond, utile et capital, un genre littéraire; j'essaie de ressusciter et de renouveler un genre littéraire, et de faire progresser la pensée humaniste comme je l'ai déjà dit. C'est un merveilleux défi, et il faut aimer les animaux pour pouvoir le relever. Il ne suffit pas d'être grand poète, il faut aussi aimer ses personnages, vouloir se glisser dans leur peau, dans leurs écailles et dans leur fourrure. Il me semble aussi que mon but est de donner du plaisir et de faire réfléchir plutôt que de faire la morale. Il me semble que je soulève plus de lièvres que je n'assène de réponses et de certitudes.

La morale est vieille comme le monde, elle est toujours la même, elle ne prend pas une ride avec les siècles, elle reste une éternelle jeunette. Tous ses grands principes sont connus depuis longtemps, à défaut d'être toujours présents à l'esprit de chacun et appliqués. Lisez Esope, lisez Phèdre, lisez Babrius, lisez Léonard de Vinci, lisez Marie de France, La Fontaine et Florian, et vous serez bien armé pour ne pas finir loup, agneau ou dindon. Vous aurez tout en main pour devenir un renard informé et averti à qui on ne la fait pas, point dupe de lui-même et des autres. Dans ce domaine, le défi est plutôt de parvenir à l'application réelle de ce qui est déjà connu depuis les temps anciens. Et cela dépasse le seul champ de la poésie qui n'est qu'un ressort et qu'un aiguillon. Ce défi relève d'ailleurs probablement de l'utopie politique. La poésie n'est pas un sabre, elle n'empêche pas les vicieux, les cupides et les méchants de poursuivre leurs exactions philosophiques, morales, économiques, politiques... Au final, je crois salutaire que la fable demeure vivante, car il est bon que la morale (et quand je parle de la morale, je pense aussi à la sagesse en général et à la vérité) soit toujours énoncée de manière poétique et ludique, et si possible avec les mots de son temps. Il me semble que la fable contemporaine peut avoir plus de force, d'influence et d'effet dans notre société que les fables mêmes d'un génie du passé comme La Fontaine. Le problème des auteurs anciens, des génies passés comme La Fontaine, c'est qu'ils ne font plus débat, ils ne sont plus vraiment l'occasion de débats dans la cité. Leurs ouvrages aident toujours à connaître l'homme et à décrypter la réalité du monde, mais leurs ouvrages n'en appartiennent pas moins à un autre monde. La Fontaine est devenu une valeur sûre, rangée à côté de Ronsard, et ne constitue plus vraiment une force vive et dérangeante, un aiguillon socratique. Il coule dans nos veines comme la sève invisible du chêne. La fable contemporaine, elle, demeure une gorgée d'eau fraîche, elle peut être reçue comme telle par le public. Par ailleurs, les maux, les faiblesses, les vices, les folies et les bêtises dénoncés par La Fontaine dans ses fables existent toujours (ses fables, pas plus que les morales religieuses, ne les font disparaître), mais tous ces phénomènes peuvent se manifester aujourd'hui de manière différente, et leurs conséquences directes ou indirectes, elles aussi, peuvent évoluer et changer avec le temps, du moins pour certaines, ce qui oblige la fable contemporaine à s'adapter, à se réajuster quelque peu à la donne de son temps. Cela dit, quand La Fontaine décrit dans ses fables un jardin dévasté par un seigneur (Le jardinier et son seigneur) ou par des écoliers ignorants et agités (L'écolier, le pédant et le maître d'un jardin), il nous parle sans le savoir de notre époque et aborde les problèmes cruciaux de notre temps. La fable doit marquer son époque à la culotte, mais en épinglant de manière aussi universelle et intemporelle que possible les déviances de son temps. Ce qui n'est pas une mince affaire; ce qui constitue une entreprise poétique autrement plus compliquée, plus difficile et plus périlleuse que l'écriture des Yeux d'Elsa, par exemple.