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Sur le haïku 3



Si nous devions résumer nos deux précédents entretiens, nous pourrions dire que le haïku est essentiellement un fragment poétique d'une vingtaine de syllabes qui opère souvent en deux temps trois mouvements. Son intelligibilité première tend à suggérer l'existence d'une intelligibilité seconde. Il est plutôt d'un naturel enthousiaste et humoristique même en automne et en hiver. Il s'attache surtout à décrire les saisons et leur passage, le monde naturel et les menus faits du quotidien. Je voudrais aujourd'hui que vous précisiez votre pensée sur deux ou trois points abordés lors de notre précédent entretien. Je pense notamment à ces notions de fragment poétique et d'intelligibilité seconde. Pouvez-vous nous en dire un peu plus? Ne pensez-vous pas que chez nous, en Occident, et surtout en Europe, une réelle culture du fragment poétique a existé aussi par le passé avec l'existence et le rayonnement de l'épitaphe, de la dédicace et de l'épigramme?

Votre question est pertinente et intéressante. Nous avons évoqué le rondeau dans notre précédent entretien plutôt que l'épigramme, parce que, sur le fond, le rondeau est beaucoup plus proche de l'esprit de la poésie japonaise, des courts poèmes japonais, que l'épigramme. Il est clair que les courtes épigrammes de quatre vers et les courtes épitaphes, et tous les poèmes comportant une seule strophe en général, comme par exemple les quatrains de Benserade ou d'Emily Dickinson, appartiennent par leur forme et leur longueur au même registre que le tanka. Leur longueur et leur caractère intellectualisant les rapprochent plus du tanka que du haïku. Sur la forme, en terme de longueur, en terme de brièveté, nos épigrammes et nos épitaphes de jadis sont un peu l'équivalent européen des tankas japonais, à la différence près que la souplesse formelle de l'épigramme est bien plus grande que celle du tanka japonais, qui n'a pas de vocation satirique ou laudative pour sa part. Votre question laisse sous-entendre que l'épigramme européenne, grecque et latine, serait un fragment poétique plutôt qu'un poème. Au début, l'épigramme était le mot générique employé pour désigner une inscription, puis ce terme a fini par désigner les poèmes courts. Or, c'est vrai, l'épigramme n'est pas toujours un court poème, il est parfois, comme le haïku, un fragment poétique. L'épigramme fluctue, selon sa longueur, entre le fragment poétique et le poème. Les épigrammes écrites sous forme de distiques ou de courts quatrains relèvent du domaine du fragment poétique à mes yeux. Les épigrammes plus longues (certaines épigrammes peuvent compter une dizaine de vers) forment clairement des courts poèmes. La différence entre l'Europe et le Japon, c'est que cette culture du fragment poétique est moins nette et moins exclusive chez nous qu'au Japon. On devrait employer l'imparfait pour en parler car elle appartient désormais au passé chez nous. Cette culture est moins nette et moins exclusive chez nous car la culture du fragment poétique, si elle a existé chez nous, n'a jamais dominé l'ensemble du champ poétique, alors qu'elle est devenue le coeur du champ poétique japonais grâce au règne absolu du tanka, poème qui peut devenir aussi bien fragment poétique sous la forme du haïku que long poème sous la forme du renga. Le Japon, au fil du temps, a laissé tomber le poème long, appelé "chôka" en japonais, et n'a cultivé qu'un seul poème long, souvent écrit de manière collective, le renga, issu du tanka. Le Japon s'est cantonné pour une large part dans l'emploi du poème court et du fragment poétique. Les poètes qui composaient à plusieurs des rengas ne composaient pas des poèmes longs: chaque poète composait des fragments poétiques, des tercets et des distiques, qui, mis bout à bout, finissaient par composer des poèmes longs, ce qui n'est pas du tout la même chose qu'écrire des poèmes courts ou des poèmes longs. Toutes les créations formelles de la poésie japonaise dérivent du seul tanka, qui est le poème japonais de base, le module de base de la poésie japonaise. L'Europe, de son côté, à partir du dix-neuvième siècle et de l'émergence du romantisme, a laissé tomber le poème court européen, l'épigramme. La frontière entre fragment poétique et court poème est assez mince, et pas toujours facile à tracer. Le tanka est clairement le lieu où s'opère le point de bascule dans la poésie japonaise. S'agissant du haïku ou de l'épigramme de deux vers, c'est clair, on est dans le fragment, mais dès qu'on aborde le quatrain solitaire, on touche au point de bascule. Quand un court poème n'exprime qu'une seule idée de manière assez nette, assez sèche, sans fioriture, en employant une seule strophe, distique, tercet ou quatrain, je tends à penser qu'on a affaire à un fragment poétique plutôt qu'à un poème.

On peut penser qu'il existe différentes sortes de fragments poétiques comme il existe différentes sortes de poèmes.

Oui. On peut donner au mot fragment plusieurs sens. On peut penser que ce qui fait le fragment, c'est la brièveté, ou penser que ce qui fait le fragment, c'est son caractère incomplet, voire son caractère non achevé. S'agissant du premier sens du mot lié à la seule brièveté, cela dépend du poème individuel plutôt que du genre. Une épigramme peut être de longueur et de sophistication variables, elle peut être fragment poétique ou court poème. Les courtes épigrammes de quatre vers de Martial relèvent à mes yeux du domaine du fragment, pas du domaine du poème. L'imagerie est trop pauvre, la pensée trop sèche, on évolue dans quelque chose de court qui n'est pas assez fleuri pour mériter l'appellation de poème. De manière plus générale, on peut dire qu'il existe trois grandes sortes de fragments poétiques. Il existe les fragments voulus et achevés, les fragments vestiges de poèmes achevés mais abîmés, parvenus à nous incomplets, et les fragments ébauches qui sont en fait des strophes inachevées, parfois jetées à la va-vite sur le papier pour noter, enregistrer des images et des idées. Parmi les fragments poétiques voulus et achevés, on peut ranger les haïkus, bien sûr, mais aussi, si l'on veut, certaines épigrammes, les épitaphes et tout poème court bâti autour d'une seule strophe de quelques vers. On sait ce que sont les fragments de poèmes abîmés, ce sont des strophes incomplètes, des vers érodés, et ces fragments peuvent être de fait plus ou moins longs. Il existe enfin la catégorie des strophes seulement ébauchées, inachevées, des poèmes en cours de fabrication et d'écriture. Je sais de quoi je parle, car j'écris beaucoup de fragments de cette sorte dans le cadre de mes activités poétiques! C'est l'un des inconvénients et des avantages quand on écrit plusieurs recueils poétiques à la fois: la nécessité d'écrire des fragments condamnés à l'attente. Il est des recueils auxquels on ne peut pas accorder tout son temps et toute son attention, mais auxquels on peut accorder de temps en temps des faveurs et des fragments! Et il est parfois même des images et des idées, des fragments protéiformes, qui peuvent trouver place dans différents poèmes et dans différents recueils. Cela existe aussi! Comme vous voyez, le continent du fragment poétique est large et varié. Il serait d'ailleurs assez intéressant de composer un recueil poétique où seraient mélangés ces trois sortes de fragments: fragments ébauches dans une première partie, fragments achevés au centre du recueil, et fragments vestiges pour finir.

Je voudrais maintenant revenir sur cette notion d'intelligibilité seconde. Visiblement, vous préférez parler d'intelligibilité plutôt que de sens quand vous abordez la problématique de la signification ou des significations d'un poème. Pourquoi?

Je trouve le mot sens trop court et trop banal pour aborder la question du sens en poésie et je préfère employer le terme platonicien d'intelligibilité qui me semble plus rond et plus profond, plus riche et plus consistant. Par ailleurs, la poésie est le lieu par excellence où le langage humain réconcilie et fusionne le sensible et l'intelligible, l'univers du sensible et le monde intelligible. Je pense que les notions et les catégories platoniciennes sont pertinentes et utiles pour réfléchir à ces questions. C'est en effet une notion très importante, fondamentale même, pour bien comprendre ce qu'est la poésie, et, surtout, ce qu'est un bon, voire un grand poème. Il existe fondamentalement deux grandes sortes d'intelligibilités en poésie: une intelligibilité première universelle, immédiatement saisissable par tous, et ce que j'appelle pour ma part l'intelligibilité seconde. Cette intelligibilité seconde, cachée, peut être elle-même divisée en deux grandes catégories: il y a l'intelligibilité seconde cachée, réelle, objective, voulue par le poète, et l'intelligibilité seconde cachée, involontaire, non voulue par le poète, relevant du domaine de la subjectivité, de l'interprétation libre du lecteur. Quand un poète comme La Fontaine utilise la fable pour critiquer le roi absolu, il utilise l'intelligibilité seconde cachée, réelle, objective et volontaire. Rimbaud l'utilise aussi quand il décrit de manière métaphorique la destinée du poète à travers l'errance d'un bateau ivre. La poésie moderne au sens étroit du terme, au sens théorique et idéologique du terme, a essayé de débarrasser la poésie de l'intelligibilité première universelle et a essayé de faire croire que seule l'intelligibilité seconde involontaire, de nature purement subjective, plus ou moins réelle et/ou imaginaire, avait de la valeur et de l'importance. Ce qui est une aberration. Un grand poème, un poème complet, c'est un poème qui allie, qui unit, qui fait vivre ensemble intelligibilité première et intelligibilité seconde, et si Le bateau ivre a connu une telle fortune littéraire, c'est justement parce qu'il est un poème complet et abouti, opérant la fusion parfaite des trois intelligibilités. Le haïku, bien qu'étant un fragment poétique, arrive lui aussi à allier intelligibilité première et intelligibilité seconde. Cela dit, c'est certain, quand j'écris des haïkus, seule l'intelligibilité première universelle occupe vraiment mon esprit au moment de la composition. C'est après coup que je réfléchis au contenu éventuel de l'intelligibilité seconde, et encore, pas toujours, car j'ai d'autres chats à fouetter! Je suis dans la même position que le lecteur s'agissant de l'intelligibilité seconde des haïkus que j'écris. Je n'écris jamais de haïku en cherchant à y cacher, à y caser, une intelligibilité seconde objective et volontaire qui précéderait l'écriture même du haïku. Mais au moment de la composition, bien que concentré d'abord sur l'aspect poétique et formel et sur la clarté de l'image, de l'intelligibilité première, j'entrevois l'intelligibilité seconde involontaire surgissant des limbes, je la sens active et cachée derrière, je sens qu'elle m'appelle et me sollicite, et tente d'influer sur la composition. Je ne tiens pas trop à développer ici ce thème de l'intelligibilité en poésie car ce thème fera un jour l'objet d'un article de ma part.

Vous parlez de Rimbaud, vous faites bien, car il est aussi de tradition de dire que le haïku relève du domaine de l'illumination. Dans notre dernier entretien, vous avez plutôt employé le terme de "sentence" pour décrire le haïku. Alors, le haïku, sentence ou illumination?

Vous avez raison d'aborder ce point. Je crois en effet que le mot illumination convient mieux que le mot sentence pour décrire le haïku. Nous avons vu que le haïku était fondamentalement de nature enthousiaste, éclairante, positive. Le haïku est avant tout le fruit de l'émerveillement et de l'étonnement, et le terme sentence est peut-être un peu trop sévère. Disons que le haïku est une sentence débraillée et débonnaire qui produit une illumination ou qui essaie d'en produire une! Le poète est illuminé par un rien dont il fait un haïku, puis la lecture du haïku produit à son tour une illumination, voire une double illumination. On est assez loin toutefois des illuminations rimbaldiennes. Les illuminations rimbaldiennes forment des tableaux détaillés et complets. On est confronté à des visions sophistiquées, très organisées. Le poète réorganise le monde et la réalité selon ses voeux et ses désirs. On est très loin du haïku où le poète se contente de cueillir ce que le monde et l'instant présent lui offrent ici et maintenant, et pour de vrai! Je m'intéresse à la poésie japonaise, mais je ne suis pas un spécialiste du taoïsme ou du bouddhisme zen, je m'intéresse à cela seulement en amateur, je ne m'engagerai donc pas trop sur le terrain religieux et spirituel. Je dirai seulement qu'il est en effet admis que la pratique, l'écriture et la lecture du haïku peuvent relever du terrain de l'exercice spirituel. Certains pensent que le haïku propose une expérience qui s'identifie un peu à celle du satori, l'illumination. Je cite l'auteur de la préface de l'édition française des haïkus de Kerouac: Le processus d'identification momentanée de l'homme avec la nature fait l'objet d'un concept zen du nom de "sabi" que Bashô prônait dans la composition du haïku. Je n'en dirai pas plus sur ce point. Tout ce que je sais, c'est que l'écriture des haïkus demande une réelle discipline spirituelle de la part du poète, surtout s'il tient à en écrire tous les jours ou presque, ce qui est mon cas cette année.

J'ai bien noté aussi que vous n'hésitiez pas à évoquer Vénus dans vos haïkus. Peut-on aborder tous les sujets, écrire des haïkus amoureux ou satiriques? Quelles sont les limites du haïku selon vous?

Je crois que le domaine premier et fondamental du haïku est celui des petits riens du quotidien et des menus faits de la nature environnante. Je pense qu'il ne doit pas sortir non plus du territoire de l'enthousiasme, de l'humour et de la familiarité bon enfant. Si la fleur du haïku, c'est la nouveauté, sur le fond, je ne crois pas qu'il y ait possibilité de faire du neuf. Nous avons déjà plus ou moins abordé la question du fond dans nos deux précédents entretiens. Pour résumer les choses, disons que le haïku n'est pas fait pour l'abstraction, les mots abstraits et emphatiques, tels que liberté, égalité, fraternité, etc. Il n'est pas fait pour décrire les malheurs et les maux de la société humaine. Si votre ambition est de décrire les horreurs de la guerre, les affres de la misère, de la violence, la laideur du monde dans lequel nous vivons, de grâce, n'usez pas du haïku, trouvez un autre genre littéraire ou poétique. Ecrivez des romans, des pamphlets, des épigrammes, des fables, des poèmes satiriques! Pareillement, si vous habitez en ville, et que vous n'allez jamais flâner dans les parcs et jardins, abstenez-vous d'écrire des haïkus, cela vaudra mieux, vous ferez gagner du temps à tout le monde.

Et le haïku amoureux? On sait que le tanka amoureux a connu une belle fortune!

Je pense qu'il est possible d'aborder un peu le thème de l'amour dans les haïkus, notamment de manière primesautière et humoristique, cela correspond à l'idéal printanier du haïku, il me semble. Mais si je devais donner à mon recueil poétique un accent amoureux prononcé, je serais dans l'obligation d'imaginer l'existence d'une belle indifférente habitant Brest ou Bordeaux à laquelle j'adresserais surtout des tankas et dont la jolie silhouette viendrait hanter de temps en temps des rengas! Il en est des haïkus comme des fables et des autres poèmes: l'amour du poète est vaste, il ne s'étend pas qu'aux femmes dont il est amoureux, il s'étend au sens large à l'ensemble des créatures terrestres. A ce titre, le haïku, comme la fable, est un genre poétique majeur et fondamental qui met à l'honneur l'ensemble des créatures terrestres, le brin d'herbe comme la sauterelle ou la grue cendrée. D'ailleurs, le haïku et la fable partagent un autre point commun important: un goût prononcé pour le ton familier. N'oublions pas que Bashô et La Fontaine étaient deux contemporains. 

Le haïku, est-il toujours d'actualité, ou est-il un genre poétique aujourd'hui quelque peu éculé?

Pour les raisons que je viens d'évoquer, il est toujours d'actualité. Elles sont surtout là, aujourd'hui, l'importance poétique et la pertinence philosophique du haïku. Le haïku fait des petits riens du quotidien et de la nature un réservoir illimité d'illuminations et de significations profondes cachées. Victor Hugo a dit que le poète ne devait avoir qu'un modèle, la nature. La réalité est beaucoup plus sévère que cela et potentiellement tragique: si la nature n'existait pas, les hommes ne pourraient pas écrire de la poésie, et, de fait, les hommes seraient privés du seul moyen d'expression qui permet à l'humanité de ne pas vivre et mourir idiote. Ce n'est pas un hasard si dans ce recueil de poèmes qu'est Le Brahmapoutre, je fais côtoyer des haïkus et des poèmes d'inspiration pongienne. Le poème pongien évolue en apparence à des années-lumières du haïku avec sa manière de ressasser, de décortiquer, d'affiner et de moduler sans cesse ses images, de mettre en scène ses tâtonnements, sa recherche de précision, la mise en place de sa mécanique de précision, mais, comme le haïku, il porte en fait une attention extrême à des riens, à des menues choses, à des menus êtres, sinon à des instants précis et précieux comme fait en plus le haïku. Quand Maurice Coyaud écrit dans Fourmis sans ombre, son anthologie de haïkus: 

 

Certes avons-nous de quoi être déroutés par cette poésie qui occupe si peu de place et qui occupe si légèrement sa place, nous autres Occidentaux si anxieux d'exploiter le champ complet du discours et des discours, toujours prêts à expliciter nos paroles par d'autres paroles, à arpenter la moindre parcelle de signification, à accaparer systématiquement le terrain. L'idéal japonais du yûgen (mystère ineffable) est très exactement à l'opposé: le créateur qui s'en réclame évite soigneusement de jamais dépasser le seuil de la simple suggestion, attentif d'abord à laisser les portes du sens grandes ouvertes. 

 

Il attaque aussi de manière implicite le poème pongien qui est sur le plan épistémologique et formel l'exact opposé du haïku. Ce qui intéresse le poème pongien, c'est l'essence et la durée des choses, l'identité profonde et la permanence. Le haïku, lui, essaie de saisir cette essence au vol, il pense que l'essence de la chose se révèle à travers le trait révélateur, le menu fait d'apparence anodine. Dans les deux cas, il y a cependant parenté, identification et tentative de fusion avec l'être ou la chose. Et Francis Ponge, dans ses poèmes, est en quête de formules poétiques précises, qui ne sont pas de même nature que les formules découlant de l'écriture des haïkus, mais qui n'en sont pas moins des formules poétiques révélatrices, extractrices de sens elles aussi. Ces deux approches poétiques, l'une très orientale et l'autre très occidentale, sont donc à la fois opposées, parentes et complémentaires. Vous le voyez, si je m'intéresse au haïku, c'est parce que, fondamentalement, j'écris aussi des fables et des poèmes pongiens.

Dans votre recueil de poèmes, Le Brahmapoutre, vous allez publier vos haïkus à côté de rengas et de poèmes écrits en vers libre, certains d'inspiration pongienne, est-ce une manière pour vous de vous inspirer de Bashô et des poètes japonais qui mêlaient prose et haïkus dans leurs journaux de voyage?

On peut voir les choses comme cela si vous voulez. Je n'ai pas écrit de journal en prose contenant des haïkus. Ce serait en effet peut-être intéressant d'en inclure un dans ce recueil pour étoffer la palette des genres employés, pour varier la manière dont les haïkus sont exposés dans le recueil. L'Occident aussi possède une tradition de mélange de la prose et des vers. Les Amours de Psyché de La Fontaine en sont un bon exemple. Le journal en prose contenant des haïkus s'appelle en japonais un haïbun. Quand je parle de poésie japonaise, j'essaie de m'en tenir aux trois grands genres et aux trois grandes formes que sont le haïku, le tanka et le renga, mais il faut savoir qu'il existe aussi d'autres genres mineurs, comme par exemple le senryû, qui est un peu l'équivalent japonais de notre épigramme latine satirique, et qu'à chaque renga ou poème chaîné de longueur différente correspond un nom précis. Le renga de 36 versets est un kasen, le renga de 50 versets un gojûin, le renga de 100 versets un hyakuin, le renga de 1000 versets un senku! Le dokugin est le poème chaîné écrit par un seul auteur, le renga le poème chaîné écrit par plusieurs auteurs. J'ai écrit à ce jour cinq dokugins: un de cent versets, un de cinquante versets et trois de trente-six versets. Pour bien faire, je crois que j'écrirai un jour un second dokugin de cinquante versets. Je pense que six poèmes chaînés, c'est déjà pas mal. Oui, je m'inscris dans cette tradition, même si, à ce jour, je n'ai pas écrit de journal en prose. Disons que j'élargis cette tradition. Mes haïkus reposeront dans le voisinage de poèmes divers et variés qu'ils encadreront pour l'essentiel.  

Pensez-vous écrire un jour d'autres recueils de haïkus?

Je ne sais pas, je ne crois pas. Ecrire des haïkus est plaisant d'un strict point de vue poétique et littéraire, mais c'est aussi très contraignant mentalement et psychologiquement. Cela oblige à fragmenter continuellement ses élans et sa pensée, ce qui peut être fatigant à la longue, usant mentalement. Cela exige une certaine discipline, une grande disponibilité d'esprit. On doit se tenir constamment aux aguets, à l'affût, ce qui est usant. On doit rester attentif à l'instant présent, à tout ce qui nous entoure, et donc mettre en sommeil certaines aspirations profondes, certains penchants profonds de la psyché humaine, ce qui équivaut presque à opérer sur soi une forme d'amputation intellectuelle temporaire. Bref, la recherche permanente de l'illumination a un prix. Je n'écrirai donc pas toujours des haïkus. Sitôt finie l'écriture des haïkus du Brahmapoutre, je cesserai d'écrire des haïkus. Je n'écrirai pas d'autre cycle complet de haïkus dans un avenir proche. Je ne suis pas du tout certain d'écrire un jour, par exemple, des haïkus bretons ou franc-comtois!