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La remontrance de Jupiter

Nous ne devons pas dépasser les bornes:

Ce n'est pas seulement en étoiles qui ornent

Le ciel que les Olympiens peuvent nous changer.

Craindre les dieux, c'est éviter mille dangers;   

C'est le début de la sagesse!

Je dois insister là-dessus

Pour tous ceux qui caressent

L'ambition d'être sage: rien que le début...

Les débuts ont leur importance: 

En plus de manquer d'élégance,

Un mauvais départ fait errer longtemps...

Bien démarrer, ça fait gagner du temps,

Mais attention... On peut très vite

Dérailler, dérouiller ensuite... 

Etre pauvre ou riche, ce n'est pas suffisant

Non plus, hélas! Et n'attendez pas la vieillesse

Pour être sage à demi ou sage à moitié:   

Ce n'est pas à cet âge que la sagesse

Est la plus utile et précieuse en amitié.

 

C’est un fait indéniable:

Jupiter ne goûta guère la fable

Du Chêne et du Roseau!

Fable du chêne que l’on fait abattre 

Par un vent tiré de derrière les fagots!  

Mais il fallait bien plus pour le rendre acariâtre. 

Jean de La Fontaine lui manqua de respect

En jetant au sol son arbre roi des forêts.  

Après une grosse tempête,

Le chêne se retrouva racines en l’air,

Tandis que pliant le corps et la tête,

Faisant mille et une courbettes,

Le chétif roseau fut épargné! On s'y perd,

Et le premier désemparé fut Jupiter.

Je ne sais si le dieu usa de l'œil du maître

Au moment où Jean composait,    

Ou s'il fut averti, prévenu du forfait

Par un tiers (une mouche entrée par la fenêtre?).     

Jupiter, avant que Jeannot n’allât plus loin,

Voulut faire une mise au point,

Passa voir notre fabuliste

Histoire de le remettre dans le droit chemin.  

Jupiter aussi possède un regard d'artiste,

D'esthète, quand on attente à ses favoris. 

Jupiter lui fit cette remontrance

Qu’avec beaucoup de chance 

Je pus entendre car j'étais alors souris.  

Petite souris. Elle marqua ma mémoire

De façon indélébile car j'eus beau boire

L'eau du Léthé et même me désaltérer

Longtemps, tout mon soûl, à sa source,   

Ce souvenir ne fut emporté par la course

Du ruisseau de l'oubli qui se plaît à sevrer

Les âmes des souvenirs qui demeurent:   

Des souvenirs vivaces que la mort effleure,

Et que le temps n'arrive point à effacer.

Dans mon âme plus intimidée que rétive,   

Le reproche de Jupiter resta gravé.

Lui seul échappa à l'oubli, à la dérive,

Put poursuivre sa carrière de souvenir

Dans mon esprit lui assurant un avenir,    

Et informer mes nombreuses vies successives.

Ce n'est pas rien entendre le dieu Jupiter

Sermonner Jean de La Fontaine rue d'Enfer.

C'est là-bas que Jean vivait la vie de bohème    

Dans un studio dans lequel je vivais moi-même.     

Il était alors le gentilhomme servant

De la duchesse douairière  

Et l'ami de Madame de La Sablière.

Il vivait dans ce galetas très chichement,

Non loin du palais du Luxembourg dont une aile

Couvait, réchauffait la Grande Mademoiselle

Renommée pour son caractère et ses amours.

Je les revois et je les reverrai toujours,   

Assis tous deux, éclairés par une chandelle...   

Méritant d'être peints par George de La Tour!  

Et je vous prie de croire (il était à son aise!) 

Que la vue de Jupiter assis sur une chaise

Paillée, cela vaut le détour.

"La Fontaine, j’aime vos fables!

Elles sont dignes de m'accompagner partout,  

Et vous vaudront la postérité devant tous.

Zeus le Grec n’a point menti autour de la table:  

Vous êtes un maître, vous surpassez en art

Et mon Phèdre, et son Esope.

J'y songe depuis l'Antiquité pour ma part:  

Des apologues devraient orner les métopes!  

Osons un combat de belettes et de rats!   

Qu'en pensez-vous? Hein, pourquoi pas?

Vos fables seront illustrées

Comme le furent sans retard  

Les belles pages de L'Astrée.

Les apologues étaient déjà du nectar;

Vous êtes, vous, la mouche à miel de votre époque!

Vous transformez ce nectar en miel! D'une loque  

Ne valant guère mieux qu'un fragment d'Archiloque, 

D'un haillon, d'un lambeau déchiré... D'un patron  

Somme toute grossier, vous faites une robe!

Plût au ciel que d'un laideron

Raillant une beauté ou une femme probe,  

Vous fîtes une Vesta et une Vénus!

Le vieil apologue ésopique qui englobe

La vérité (qui parfois se cache et dérobe),

Il devient une fable et un poème en plus

Quand s'en empare votre plume. 

Mon sentiment profond, ainsi je le résume:

Comment ne pas être heureux d’être mis en vers

Par vos soins? Honoré qui subit un revers

Entre vos mains! Oui, c’est certain, vos rimes

Recevront les louanges unanimes

Des mortels et de l'univers!  

Pluton vous trouvera sublime.

Le livre premier fait naître beaucoup d’espoir.

Si doué dès l’aube, que serez-vous ce soir? 

J’attends la suite de votre œuvre

Avec impatience: déjà, je m'y abreuve

En songe dès que j'ai un moment de loisir!   

Je l'anticipe avec plaisir!

Cher La Fontaine,

Tel est mon désir,

Et c’est là votre veine: 

J’en veux au minimum douze de la même eau   

Ou douze du même tonneau!

Mais prenez votre temps, ne hâtez point la chose,

Gratifiez-nous de trois ou quatre livraisons!

Les douze chants de l'épopée, ils en imposent,

Mais vous ne souffrirez de la comparaison.

Voulez-vous du laurier? Préférez-vous de l'ache?

Si vous menez à bien pareille tâche,

Vous deviendrez un Immortel

Dont la tombe sera l'autel.   

Une fable, cependant, se détache...  

Ce premier livre aurait été parfait

Si la pièce finale eût été moins osée. 

Certes, elle est réussie et bien composée,  

Mais je suis resté sans voix devant, stupéfait.

J’en suis même tombé des nues!  

Qui sait? Peut-être ma chute a-t-elle été vue!

Le chêne, c'est la fleur de lys du souverain

Du ciel: j'en suis le protecteur et le parrain. 

De ses destins, moi seul dispose.

Croyez-moi, jusque dans l'enceinte d'un récit,

Borée n'est point assez sot pour agir ainsi,  

Que le roi fût Louis ou l'empereur Théodose!

Longtemps avant que n'apparaissent les Bourbons,

J'ai blanchi Macrobe. Je n’ai pas jugé bon

De le gronder, je vous en donne la raison:

Le chêne tombait du sommet d'une montagne!

Et remplaçait l'olivier des belles campagnes

De l'Attique. L'eau d'un torrent fut sa compagne!

Puis au fleuve en crue sagement il obéit!  

La fable latine lui fit voir du pays!

C'est seulement après un long voyage   

Et après le retrait des eaux  

Que le chêne échoué dans le voisinage

Des joncs vit enfin le roseau!

Je ne retrouve point ça dans votre tableau.

La fable aurait pu tenir debout à vrai dire  

Si le chêne avait été déséquilibré,

Penché, âgé, creux, desséché...  

Le chêne paraît robuste! C’est du délire! 

Il s'exprime avec aplomb, une autorité

Dont je dois reconnaître la paternité.

Chanter que l’hélophyte peut mieux résister

Aux assauts de la tempête que l'arbre 

Dont Jupiter a la garde,

C'est pure fiction à la vérité,  

Surtout quand l’arbre pète la santé.

Croyez-vous donc que j'aime les hommes qui courbent

L'échine devant les puissants pervers et fourbes?

Le spectacle offert par ces deux vilaines tourbes? 

Qu'il soit sage de tracer son chemin le dos

Voûté en laissant prospérer vices et maux? 

En taisant la vérité? En laissant la bourbe

Du mensonge et de l'omerta régner en paix? 

Non! Il n'est pour la terre de plus grotesque faix.  

Avez-vous vu dans la savane des girafes

Ou des gnous faire des révérences au lion?

Le lion préférerait recevoir une baffe

Plutôt que voir de pareilles génuflexions!

Ses sujets soumis à une telle abjection!

J’aimerais bien croiser votre tempête...    

Les rafales, j'aime affiner leurs silhouettes...

Si mon chêne succombe face au vent du nord,

Je soupçonne fort que Borée   

Vous tenez à flatter! Vous réussissez fort,

On ne peut mieux faire comme logorrhée.  

Il se sent pousser des ailes en vous lisant!

Or l'ami Borée n'étant déjà que du vent,

Un vent violent et sans cervelle,

Il n'a besoin que de nouvelles

Ailes lui poussent sur les flancs.   

Face au cochon gavé de glands,

Le roseau ne plie pas: aussitôt il se couche!

Il ne se relève pas toujours, et la bouche

Ne lui arrache que très rarement des sons

Mélodieux pour accompagner une chanson.

Pas besoin de Borée pour le flanquer par terre, 

Mais l'ouvrier sera nécessaire

Pour l'étendre sur la chaumière,

Doré à point comme la fameuse toison

D'or suspendue au chêne que Jason...  

Voici ce que j’ai décidé pour vous, cher Maître:  

Vous allez mon chêne faire renaître!   

Et lui faire voir du pays, des horizons

Lointains, afin qu'après la dérive fluviale,

Il puisse connaître la construction navale,  

La navigation nocturne sous les étoiles.

Le chêne que protège Jupiter   

Ne croisera le fond des mers,

Mais il connaîtra la cognée. 

La nef doit être façonnée  

Avec le meilleur bois qui soit.

Le chêne pédonculé qui s'élance droit,

Vous allez le faire renaître par centaines!

Vous chanterez une forêt! 

Une grande forêt de chênes

Aussi majestueuse que celle de Tronçais! 

Cette fable aura pour titre

La forêt et le bûcheron.

Pour que vous couronne le myrte,

N’allez pas, tel un tâcheron, 

Entourer mon chêne d’autres essences; 

Je ne tolère que le sapin en sa présence. 

Seul arbre pouvant incarner la présidence 

Près du chêne incarnant la royauté.

Un autre chantera les arbres

Choisis par les dieux vénérables.

Voilà cher maître, avez-vous bien noté?

Un détail, je dois ajouter:

Vous aurez grand soin de la placer en seizième

Position de votre livre douzième.

Pourquoi? C'est un secret! 

Et pas un de ceux qu'on arrache!

N'oubliez pas, avant que s'élève la hache

Sur les chênes de la forêt,

De célébrer leurs doux ombrages. 

Glissez ailleurs dans votre ouvrage 

Un mot sur les autres bienfaits

De l'arbre. J'ai oublié un point à crochets!

Je vous interdis désormais

De faire des arbres des personnages

De vos fables. C’est dur, je sais!

Vous comptiez sur eux dans vos pages:

Sur le frêne, l'érable et le genévrier,

Sur tous ces êtres chevelus gorgés de sève.

Je vous ampute d’un règne entier... altier

Entre tous! Non, je ne suis pas un mythe, un rêve!

Je visite parfois aussi les savetiers.

Profiteront, pâtiront seuls de votre verve 

Les hommes et les animaux.

C'est assez de prêter vices, erreurs et maux

Des humains à des créatures innocentes.

Les arbres n'ont d'ailleurs pour voix

Que celles des oiseaux qui chantent...

Quand ils n'accueillent pas des chantres,

Ils se taisent, ils restent silencieux et cois.  

Ou bien se plaisent avec leurs feuillages  

Remués par le vent à imiter le bruit

Des vagues échouant sur le rivage!

Douce illusion encore plus belle la nuit.

Il faut bien que sur terre un règne

Reste exempt de défauts et prenne

Sur lui de rester intègre partout...   

Prenne sur lui d'incarner toujours la droiture

Et la sagesse, et ce dans toutes les postures.  

Les arbres montreront l'exemple à tous

Dans vos fables comme dans la nature.

Une juste imitation sera votre peinture.

N'abandonnez point à Neptune nos bateaux!

Et que tous deux, on ne se revoie de sitôt!

Quand j'aurai envie de passer ou de revivre

Un moment avec vous, j'ouvrirai votre livre. 

Je vous aurai entre les mains.

Je vous laisse et je ne frissonne,

Etant sûr de pouvoir vous retrouver demain.  

Je sais bien que le meilleur de votre personne

Rayonne dans vos poèmes et dans vos vers.

C'est grâce à vous que le langage des hommes

S'élève au niveau de Zeus et de Jupiter,

Devient divin: alors poésie on le nomme.  

On ne doit aux éclairs de la foudre se fier:     

Quand des chênes solitaires sont foudroyés,

Jupiter se tire des balles dans le pied!"

 

Voilà une fable édifiante,

Que je vous livre tout de go. 

Les coulisses de nos travaux,

Ne sont-elles pas étonnantes?