La lavandière et le charbonnier 



Les lavandières me trouvent excessivement léger et oublieux. En effet, en farfouillant dans mes réserves, j'ai retrouvé une fable écrite par mes soins, mettant en scène la figure de la lavandière! Je l'avais complètement oubliée, et voilà ce qu'il en coûte d'accumuler les provisions et les ébauches, à la manière d'un écureuil oubliant ses noisettes dans les tiroirs. 

 

Cette fable est une réécriture d'une fable ancienne d'Esope, intitulée Le charbonnier et le foulon. Je ne me suis pas trop foulé pour être original: j'ai fait du foulon une lavandière! Ce que nombre de mes prédécesseurs n'ont pas osé faire! Ma version se déroule par ailleurs dans le village comtois qui formera l'épicentre de mon troisième recueil de fables.

 

Les charbonniers italiens (qui étaient bûcherons l'hiver et charbonniers l'été) étaient présents au siècle dernier dans les bois de ce village (Lizine pour ne pas le nommer), et, tels des romanichels, parce que vivant dans les bois, dans des cabanes, souvent tapissées de papier journal à l'intérieur, parce que jouant souvent de la musique et de l'accordéon (plutôt que de la mandoline), parce que possédant une chèvre pour avoir du lait alors qu'au village on ne possédait que des vaches, ils intriguaient beaucoup les enfants du village, ils émerveillaient beaucoup les enfants du village, dont ma grand-mère faisait partie à l'époque, si bien que je suis familier de la figure du charbonnier, que ma grand-mère évoquait souvent avec nostalgie.

 

Cette fable d'Esope n'a pas été faite et "choisie" par La Fontaine. Le thème qu'elle aborde lui tenait pourtant à coeur: celui des caractères ou des conditions inconciliables. Dans son anthologie, La fable au siècle des Lumières, Jean-Noël Pascal en donne trois versions: celle d'Henri Richer, celle du duc de Nivernais et celle de François de Neufchâteau. Ma version a beau prendre quelques libertés avec la fable originale, elle n'en reste pas moins d'une facture assez sobre et directe, qui la place dans la lignée de ces trois auteurs plutôt que dans celle de La Fontaine, il me semble, même si le fait de l'entraîner sur le terrain des amours malheureuses avec l'introduction d'une lavandière à la place d'un foulon lui confère bien une richesse de sens et une ambiguïté toutes lafontainiennes.

 

Pour rendre cette fable toute lafontainienne, il me faudrait assouplir la personnalité du charbonnier. Il me faudrait dépeindre un charbonnier moins direct et plus habile, dépeindre de manière plus élaborée la tentative de séduction, au risque de perdre en chemin l'opposition tranchée entre les deux professions qui constitue le coeur de la fable ésopique originale. 

 

Je m'en veux un peu dans cette fable d'avoir joué sur le côté homme des bois du charbonnier, assimilé à un ours. Les charbonniers ne vivaient pas comme des ours, ils formaient des familles et des petites communautés dans les bois; du moins, il en était ainsi en Franche-Comté et à Lizine. Il se pourrait donc que j'essaie d'écrire une seconde version de cette fable dans le futur, une version plus élaborée encore, qui viendra en complément de celle-ci.         


Le charbonnier et le foulon 

Un charbonnier alla un jour trouver le foulon établi près de sa maison et lui proposa de s'installer chez lui: ils seraient ainsi plus proches l'un de l'autre et vivraient à meilleur marché. Mais le foulon lui répondit: "Pour moi, c'est absolument impossible, car ce que je blanchis, toi, tu le noircirais." 


Cette fable montre que choses dissemblables ne peuvent s'assembler. 

 

Esope


Le charbonnier et le foulon 

Un charbonnier aussi noir qu'un démon 

Suppliait jadis un foulon 

De passer ensemble leur vie, 

Et d'habiter dans la même maison. 

"Ne plaise aux dieux de m'en donner envie, 

Répondit le foulon. Comment vous aviser, 

L'ami, de me le proposer? 

Nos métiers ne s'accordent guère. 

Il ne faut que des yeux pour s'en apercevoir. 

Mon travail serait vain: tenez, j'aurais beau faire, 

Ce que je rendrais blanc, vous le rendriez noir."


Henri Richer 


La lavandière et le charbonnier

Un charbonnier trouvait lavandière à son goût.

Savait manier truelle et mandoline itou.

Bien qu'ayant du bagout,   

Il était ours plutôt que singe. 

Sans passer par quatre chemins... 

Il vint pêcher la reine du beau linge

Autour de son lavoir, au bord de son bassin,

Offrant ainsi matière aux commérages

Du jour et aux cancans du lendemain.

Il s'en lavait les mains et davantage:  

Il vivait dans les bois hors du village!   

Et descendait à la rivière pour son bain!

Comme Rémi, il était sans famille;  

Vivait seul avec une chèvre très gentille

Devant laquelle tous les enfants du pays  

Restaient bouche bée, ébahis.

"Madame, votre maison est trop grande,

Ma cabane trop petite; je vous demande: 

Ne pourriez-vous pas me louer

Une chambre?

Vous y gagneriez un loyer.

Ma présence réchaufferait votre foyer.

Cela coule de source:

Nous irions ensemble faire les courses."

Il n'était pas vilain, il était vigoureux

Et fort, et pouvait rendre mille services.   

Je ne sais pas si elle avait un amoureux...  

Elle répondit avec tact, avec malice: 

"Cher monsieur, ne me blâmez point;  

Là où je suis toute blancheur et toute neige,

Vous travaillez à tout salir avec vos mains.

Il n'est rien là de sacrilège: 

Je protège mon gagne-pain... 

Vous plongeriez le lit même de la rivière

Dans de beaux draps!  

Ou je ne m'y connais pas! 

Je n'ai pas dans la poitrine un cœur de pierre.

Avouez que nous sommes très mal assortis,

Et que le gris s’installerait vite au logis!"

 

Cette fable ne dit pas si la lavandière

Etait blonde, si le charbonnier était brun.

Toujours est-il que ce fut une filandière

Qui le consola plus tard de son noir chagrin. 

Seules les Parques sont toujours aux petits soins.