La toute première fable 


En fouillant dans mes réserves, j'ai aussi retrouvé la première fable que j'ai écrite un matin de novembre 2005, je crois, et, ô surprise, il s'avère que la tourterelle y joue le rôle principal avec une pie. Ce que j'avais aussi complètement oublié, ce qui n'a pas dû échapper aux lavandières non plus! Il me semblait dans mon souvenir que la pie se contentait d'embêter des pinsons et des moineaux, oiseaux qui restent au sol et qui ne virevoltent pas autour des mangeoires comme font les mésanges. 

 

Cette découverte m'a incité à réfléchir au rôle que joue la première fable dans une oeuvre et notamment à me demander quelle avait été la première fable écrite par La Fontaine. On sait très peu de choses sur la manière de travailler de La Fontaine, sur l'évolution réelle de son travail, sur la chronologie réelle de l'écriture de ses différentes fables. On sait seulement qu'il les travaillait et retravaillait beaucoup, et qu'il en avait généralement plusieurs en chantier. 

 

On sait bien sûr que les fables du second recueil furent certainement écrites dans leur ensemble après celles du premier recueil, mais pour ce qui est de la chronologie de l'écriture des fables formant les différents livres des différents recueils, on sait très peu de choses. La Fontaine n'a pas laissé de traces écrites à ce sujet. Le mystère reste total et entier.

 

On peut cependant penser que la première fable écrite par La Fontaine fut celle du Renard et de l'écureuil, qui fut écartée par ses soins de son recueil, et qui ne fut jamais réintégrée par la suite, même à titre posthume. Cette fable est généralement associée désormais à son poème du Songe de Vaux en vertu de ce que La Fontaine écrivit lui-même dans un avertissement introductif à ce poème:

 

"Et, pour égayer mon poème, et le rendre plus agréable, car une longue suite de descriptions historiques serait une chose fort ennuyeuse, je les voulais entremêler d'épisodes d'un caractère galant. Il y en a trois d'achevés: l'aventure d'un écureuil, celle d'un cygne prêt à mourir, celle d'un saumon et d'un esturgeon qui avaient été présentés vifs à Oronte. Cette dernière aventure fait le sujet de mon troisième fragment." 

 

Cela dit, ce que La Fontaine appelle "l'aventure d'un écureuil", est-ce bien la fable du Renard et de l'écureuil? Rien n'est moins sûr, car s'il est question de cette fable, pourquoi La Fontaine n'a-t-il pas été plus précis dans son avertissement et écrit simplement "la fable du Renard et de l'écureuil"? Mais il pourrait bien s'agir d'elle néanmoins, vu qu'on ne possède aucune trace d'une autre aventure de son écureuil.

Selon toute vraisemblance, cette fable a été écrite en l'honneur de Nicolas Foucquet, dont l'emblème était l'écureuil, accompagné de la superbe devise: "Jusqu'où ne montera-t-il pas?" qui, à elle seule, à sa modeste échelle, égale toutes les splendeurs du règne de Louis Quatorze. Dans cette fable, il est généralement admis par la critique que face à l'écureuil monté trop haut dans l'arbre au moment même où éclate l'orage qui déracinera plus tard le chêne, le renard finalement défait et pris à son propre jeu (comme dans la fable du Renard et du coq) représente Colbert, le favori du Roi-Soleil.

 

Les premières fables de La Fontaine étaient des "colbertades": elles furent écrites pour défendre Foucquet et pour dénoncer les menées et manigances peu glorieuses de Colbert. L'intention satirique fut donc la chiquenaude qui poussa La Fontaine à écrire des fables en tout premier lieu. La Fontaine s'inscrivit d'emblée dans la lignée de Phèdre plutôt que dans celle d'Esope en prenant pour cible Colbert, comme Phèdre avait pris pour cible en son temps Séjan, le favori de l'empereur romain Tibère.

 

Pour ma part, l'écriture de ma première fable ne doit rien aux circonstances politiques. Elle fut le fruit du hasard, et si l'action décrite par la fable ne s'était pas déroulée sous mes yeux, je ne l'aurais probablement jamais écrite. En l'écrivant, je ne fis que narrer, de manière relativement fidèle, ce qui se passait exactement sous mes yeux. Je n'ai pas puisé mon sujet dans un fonds ancien, je n'ai pas inventé mon sujet et écrit "une fable nouvelle", mais bien puisé dans la réalité théâtrale du jour: des animaux bien réels sont venus jouer sous mes yeux, sous ma porte-fenêtre, dans un jardin, dans les branches et au pied d'un cerisier, la scène originale décrite dans la fable. 

 

Cette fable s'intitule La tourterelle, la pie et la mangeoire aux oiseaux. Elle est écrite en vers libres modernes, et non pas en vers libres classiques (vers irréguliers mêlant essentiellement octosyllabes et alexandrins, ceux-là mêmes qu'utilise plutôt La Fontaine dans ses fables). Quand La Fontaine écrivit sa première fable, il maîtrisait déjà le vers depuis longtemps, puisque familier de la pratique des "grands genres" qu'étaient à son époque l'ode, le théâtre ou le conte.

 

Quant à moi, quand j'écrivis cette première fable par curiosité et distraction, je ne disposais pas de réelle expérience dans la pratique du vers, d'où l'emploi obligé et quasi expérimental du vers libre moderne plus débridé que le vers classique. On peut dire que cette pièce est la première qui fut écrite par moi en vers. Jusqu'alors je n'avais tâté que de la prose poétique. J'ai modifié une seule chose par rapport à la scène vue sous mes yeux: l'arbre. Dans la réalité, cet arbre était un cerisier provençal planté dans un jardin; dans ma fable, il est devenu un mirabellier franc-comtois pour les commodités du recueil dans lequel cette fable est supposée prendre place (mon troisième recueil!). Un mirabellier planté au bord d'une rivière. 

 

Entre-temps, j'ai aussi répondu à la commande de mon cousin, si bien que "du côté de la tourterelle", je possède désormais deux fables où la tourterelle joue un rôle central et conséquent, comme quoi son sort s'améliore tout de même un peu au fil du temps, puisqu'elle ne joue aucun rôle chez La Fontaine et puisque Florian ne lui consacre qu'une seule fable. Elle en est maintenant à deux fables avec moi, je la crois donc autorisée à pousser deux soupirs de soulagement!