Esope jouant au lavoir



En France, en Grèce, en Italie,

Partout, jusqu'en Sibérie, jusqu'en Australie,

Les enfants aiment patauger dans l’eau,

Les enfants adorent barboter au ruisseau.

Esope, un jour, tout débordant de bonhomie,

Jouait au lavoir avec une poignée d'entre eux,

En déployant tout autour du bassin joyeux

Son hideuse anatomie.

Le jeu était simple, c'était un jeu de roi:

Il consistait à faire naviguer des noix,

Des coquilles de noix, des murailles de bois,

Sur la mer Méditerranée;

Celle qui ballotta Ulysse, puis Énée.

Une lavandière y lavait quelques chiffons,

Quelques tuniques et chitons, 

Causant ainsi une réelle agitation

Sur toute sa surface.

Elle ne restait pas de glace:

Elle jouissait elle aussi de l'animation.

Un homme attiré par la scène

Se déporta vers les carènes

Pour ajouter son grain de sel. 

"Voilà une flotte qui pourrait vaincre Troie!

Je parie que les voiles sont en fin tissu,

Et que c'est Iphigénie qui souffle dessus!

Qui sait? Peut-être sont-elles en soie!" 

- Et pourquoi pas? Oui, ma foi, il se pourrait bien,

Répondit au moqueur le bon Phrygien.

Cela dit, parmi tous ces navires, le mien

Ne charrie que des poteries

Et des amphores fragiles remplies de vin.

Puisque vous nagez en pleine euphorie,

Voyons si ce rire vous donne de l’esprit."

Et quittant le lavoir, Esope se rendit

Au milieu de la Grande rue

Et posa sur la chaussée un arc débandé.

"Oublions vos coquecigrues!

Voyons si vous pouvez vous amender.

Trouvez-moi le sens, cher confrère,

Du geste que je viens de faire."

L’Athénien, un peu pris de cours,

Hésite, puis accepte l'exercice.

Bientôt, la gent animale accourt; à leur tour,

Des gens entourent l’arc; et des bœufs réfléchissent.

"Cet arc a failli tuer un lion.

Ses flèches atteignirent des millions de cibles.

Je me devais d'ajouter cette précision.

Elle pourrait vous aider à être invincible!"

En effet, tous ses traits tendus,

Le citoyen cherche; son visage se fronce; 

Il va, il vient, il cherche même une réponse

Dans le regard errant d'un chien pelé, perdu.

La foule aussi achoppe

Sur le mystère dont tous les passants écopent.

Il a beau se glisser dans la peau de l'archer,

L'énigme ne veut rien lâcher.

Le citoyen athénien interroge Esope

Du regard avec un air de vieux chien battu.

Esope fait taire tout le monde et conclut:

"Si après une chasse, une guerre, une discorde,

Vous ne détendez pas la corde

De l’arc, ce dernier pourrait bien se fatiguer;

Rompre et rendre l’âme au lieu de se distinguer

Le jour où il faudra de nouveau le tordre.

En revanche, en le soulageant de son emploi,

Vous le conservez en parfait état.

Il est primordial sur la terre

De jouer, d'oublier ses affaires.

C’est là un exercice salutaire.

Gardez bien à l’esprit

Que lorsqu'on joue, on se ressource aussi. 

Les soucis sont alors pris dans la nasse.

Voyez-vous, jouant au lavoir, je me délasse

Le corps, je me détends l’esprit.

Seule la sagesse ne connaît aucun répit

Quand mon temps se passe

A faire voguer des coquilles dans l'espace!"