De nouveau le museau plongé dans votre avant-propos?
Oui, Delphine, depuis la mi-juin environ. J'ai finalement décidé de faire les choses dans l'ordre en publiant d'abord L'avant-propos de Maître Renard, puis ensuite les quatre premiers livres des Fables du lavoir. J'ai décidé de laisser reposer La coquille de noix dans un coin pendant quelques mois. Il faudra que je la relise à tête reposée, avec des yeux neufs, avec des yeux de lecteur, avant de la terminer. Il faudra que je la relise dans mon fauteuil en version papier. Je veux étudier aussi le cycle complet de floraison et de fructification du noyer avant de terminer ce poème. J'ai d'ores et déjà récolté des notes et des observations que je devrai inclure dans mon poème pour l'enrichir un peu plus. Savez-vous que la noix verte prise sur l'arbre sent très bon? Le brou vert de la noix est connu pour noircir les doigts; pourtant, figurez-vous qu'il pourrait faire le bonheur d'un parfumeur! Cela sent aussi bon que de l'essence de lavande! Voilà des détails qu'un poète ne peut pas ignorer dans son poème! Ce serait impardonnable! Je termine actuellement l'avant-propos de mes fables qui est assez copieux. Ma façon de faire fait songer un peu à la rotation des cultures, ne trouvez-vous pas? Il est des terres, des choses et des poèmes qu'il faut savoir laisser reposer. Cela permet de mieux voir leurs faiblesses et leurs imperfections quand on les relit après un laps de temps qui décrasse les yeux; leurs faiblesses et leurs imperfections, mais aussi leurs éventuelles longueurs et ce que l'on pourrait appeler leurs potentialités restées cachées et voilées dans le feu de l'action. Potentialités que l'on découvre en relisant avec un esprit neuf certaines phrases que l'on pourrait qualifier de "phrases grosses de potentialités" ou de "phrases enceintes" que la lecture fait accoucher sur-le-champ. C'est au moment de la relecture que l'esprit tire les fils de la pelote. Et il faut parfois plusieurs relectures avant de pouvoir tirer certains fils particulièrement heureux. Mais attention à ce que les fils ne créent pas le labyrinthe... Quand Boileau dit qu'il faut remettre vingt fois l'ouvrage sur le métier, il a raison. Non seulement il faut le remettre sur le métier, mais il faut savoir aussi l'ignorer et l'oublier pendant quelque temps. L'oeil du maître ne fait pas que des merveilles dans le feu de l'action. Le regard du maître possède deux yeux: l'oeil qui agit dans le feu de l'action, et l'oeil qui prend du recul.
Votre avant-propos semble vous donner du mal, est-ce que je me trompe?
Il est vrai que c'est un texte assez compliqué à écrire. C'est un texte hybride qui aborde divers thèmes sur un mode à la fois léger et sérieux, et je m'attache à lui donner autant de naturel que possible. Je dois corriger aussi quelques erreurs et approximations. Il mêle la fiction et le ton badin du fait de la personne même de son auteur suppposé, Maître Renard, et des éléments de réflexion philosophique, si on peut dire, qui doivent garder une certaine tenue et précision, sans tomber dans des développements qui laisseraient le lecteur sur sa faim, puisque ce texte n'a pas vocation à être un traité philosophique. Il n'est donc pas si facile que ça de trouver le juste équilibre. Pour le trouver, j'essaie de garder en tête les pages que Montaigne écrivit sur les animaux dans son Apologie de Raimond Sebond. Et au lieu de citer des auteurs anciens comme il fait, je cite plutôt des auteurs divers de ces trois derniers siècles pour nourrir mon propos et pour montrer que Maître Renard possède une bibliothèque dans sa tanière. Il était au départ d'essence plutôt satirique, mais j'ai compris au fil du temps que cet esprit satirique reflétait assez mal le recueil à venir, même si certaines fables sont plus piquantes que d'autres dans mon recueil. J'ai abandonné aussi en cours de route l'idée d'inclure cet assez long poème qui se veut une parodie de poème, une parodie de certaines techniques poétiques employées au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, mais qui n'en demeure pas moins, parodie ou non, un poème à part entière, dont l'un des motifs centraux demeure la gastronomie italienne!
J'adore les pâtes et le tiramisu aux groseilles!
Vous prendrez donc plaisir à lire mon poème un jour! Ce poème prend en effet pour point de départ l'étude de mon nom, et il ne vous aura pas échappé que mon prénom est Patrice, et que Patrice, cela donne d'abord "pâtes riches" quand on cherche l'expression orale la plus proche de mon prénom du point de vue de la sonorité verbale. On trouve "pâtes riches", "pâtes riches aux oeufs muets" en extrapolant un peu, et "pas de triche"! Tel est le point de départ de ce poème, et comme je revenais de Rome au moment où j'ai écrit sa première mouture, inutile de vous dire que je me suis engouffré dans la brèche! Toutes les pâtes y passent! Une vraie revue de détail! Et un portrait de Rome s'esquisse aussi en filigrane puisque qu'à défaut d'être Marc Antoine, je suis Patrice Antoine! Cela donne un poème de nature à la fois gastronomique et parodique, où je fais de moi un autoportrait pour le moins attachant, sans tomber toutefois entre les pattes d'une reine égyptienne, je vous rassure! Je reste fermement du côté du Tibre! Le tiramisu, comme vous savez, est devenu aujourd'hui le Ceausescu de la pâtisserie mondiale! Je préfère le mascarpone et la cassata sicilienne, plus authentiquement italiens! Le tiramisu est un dangereux envahisseur, et si cela ne tenait qu'à moi, je vous appellerais Charlotte au lieu de Delphine!
Qu'allez vous faire de ce poème à la carbonara?
Je crois que j'essaierai de publier ce poème à part. Je ne sais pas quand car il ne constitue pas une priorité littéraire pour moi, et il a besoin d'être retouché. Certains passages sont trop obscurs, ou, plutôt, sont devenus obscurs pour moi avec le temps, ce qui signifie qu'ils seront obscurs pour le lecteur aussi. Or un tel poème, pour rester ludique, doit garder une certaine mesure dans la bouffonnerie. Cela dit, il ne fait qu'une cinquantaine de pages, et pourrait être achevé assez rapidement si je m'y mettais sérieusement. Ce poème serait venu comme un cheveu sur la soupe dans cet avant-propos. Il occupait une trop grand place, accaparait toute l'attention et détournait l'esprit du lecteur des thèmes fondamentaux: la fable, l'état de la fable et de la poésie dans le monde d'aujourd'hui, la relation entre l'homme et les animaux, la relation entre l'homme et la fable, la relation entre les animaux et la fable elle-même, le rôle comparé des déterminismes dans la vie humaine et animale, la présentation réelle du recueil de fables, l'image que Maître Renard donne de lui-même... Voilà qui fait un plat assez copieux, non?
Maître Renard, est-il un humaniste? Les animaux, sont-ils des humanistes?
Vaste question, Delphine! Une chose est sûre: la raison est le bien universel le mieux partagé entre toutes les espèces vivantes, Delphine, et parmi toutes ces raisons diverses et variées, adaptées à l'enveloppe corporelle de chaque espèce, la raison humaine est de très loin la plus sophistiquée, la plus faible et la plus défectueuse. C'est ce que pense Maître Renard, et je pense exactement la même choses que lui! La plasticité de la raison universelle est infinie!