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Les animaux malades de la peste


Une pandémie frappe la planète, force au confinement une grande partie de l'humanité, que vous inspire cette période étrange que nous vivons?

Pas grand-chose à vrai dire. Je pense qu'elle a du bon. Je pense que les Occidentaux en général et les gens riches et privilégiés en particulier, occidentaux ou autres, vivent trop dans le consumérisme, l'illusion, la bêtise et la naphtaline. Ce genre de crise permet en fait de réveiller les gens de leur profond sommeil. En même temps, nous avons affaire à une crise sanitaire grave et sérieuse qui fait des morts et des victimes, donc qui envoie une certaine quantité de personnes dans ce qu'il est convenu d'appeler le tout dernier sommeil. Des tas de gens vivent plus ou moins confinés ou assignés à résidence en temps normal, et, pour eux, la période actuelle ne changera pas forcément grand-chose, surtout s'ils ont la chance de vivre à la campagne. Il est d'ailleurs intéressant de constater qu'en période de crise, la campagne, la nature, la solitude, servent toujours de refuge. Les animaux dans la nature appliquent naturellement entre eux (et entre eux et les hommes) les distances de précaution et de sécurité qui s'imposent, car ils savent qu'ils sont des proies potentielles. Le terrible virus de la prédation existe et sévit en permanence. Ce virus-là, c'est une vraie peste, la peste clef, structurante, qui sévit tout le temps. On peut être obligé de rester confiné chez soi pour diverses raisons. On peut être astreint au retrait à cause d'un handicap physique, par la pauvreté, par le manque de ressources financières, par le goût et l'amour de la retraite, par l'avarice ou la passion des économies, par un long travail qui demande calme, réflexion et solitude, par la passion amoureuse et le désir de ne voir sur cette terre que son amante, que sa Vénus, par la maladie ou par un virus. Pour ma part, cela fait dix ans que je vis assigné à résidence, confiné à la campagne, parce que je suis pauvre, et parce que je le veux (et le vaux) bien: le travail de composition poétique, pratiqué à un très haut niveau, nécessite du temps, du calme et de la solitude. Sachez que cela fait dix ans par exemple que je n'ai pas mis les pieds à Paris. Et ce pour de basses raisons financières. Je n'ai pas les moyens de folâtrer et de baguenauder ici et là. Et encore moins dans des villes où le coût de la vie est astronomique et exorbitant. Fondamentalement, pour l'instant, la crise actuelle ne change donc rien pour moi, comme elle ne change rien pour des tas de gens vivant en milieu rural, à la campagne.

Votre rythme de travail reste donc le même?

Oui. J'écris le matin. Je m'informe un peu de l'actualité après le repas de midi. Je fais une promenade dans l'après-midi avec mon chien, promenade qui me permet d'observer la nature et son évolution au fil des saisons. Je lis et prends des notes en fin d'après-midi et en début (et fin) de soirée. Il m'arrive aussi, assez souvent, de me réinstaller devant l'ordinateur en fin d'après-midi pour écrire (fignoler des fables, des poèmes existants, ou écrire des fragments) et pour abonder de notes certains fichiers; cela dépend des jours et des périodes, de mon entrain, de ma forme mentale, de mon état psychologique. Le soir, cela dépend aussi des périodes, je lis, j'écoute de la musique ou je regarde des programmes intéressants à la télévision (généralement des vieux films, des bons films, ou des documentaires, souvent animaliers). Je m'interdis tout travail écrit, tout travail à l'ordinateur en soirée. Je m'astreins à la même discipline sept jours sur sept. Mais je reste raisonnable, je ne suis ni masochiste, ni stakhanoviste. Je respecte avant tout les grands équilibres, je fais de l'exercice tous les jours, je ne fais pas plus de 6 à 7 heures d'ordinateur par jour. Je prends soin de mon corps et de mes yeux, de ma santé. Il faut ménager la monture pour pouvoir travailler sept jours sur sept, et si je peux travailler sept jours sur sept, c'est parce que j'aime mon travail, il va sans dire. Je considère d'ailleurs que la promenade quotidienne fait partie intégrante de mon travail et pourrait être comptabilisée dans mes heures de travail. Non seulement, elle est indispensable à mon corps, mais elle est aussi nécessaire à mon esprit, elle m'aère l'esprit, elle me permet d'observer la nature, elle fait surgir des images et des idées, et elle me permet de réfléchir à ce que j'ai écrit le jour même ou à mes poèmes. Cela dit, écrire, lire, prendre des notes, réfléchir, composer des recueils de fables et de poèmes, c'est une activité au sens large et noble du terme, une manière de vivre, d'habiter le monde, bien plus qu'un vulgaire "travail". Il faut d'ailleurs se méfier du mot "travail" à notre époque. Il est devenu dans la bouche de beaucoup de gens un mot vexatoire, étriqué et pervers, de la plus basse et vile espèce. La période actuelle ne change rien à mes habitudes fondamentales de travail. J'ai terminé ces jours-ci l'écriture du Tome 3 de mes fables: il ne me reste plus qu'à le relire, qu'à le fignoler, et qu'à composer le prologue.

Que faut-il retenir de cette crise?

On se lamente aujourd'hui sur les victimes humaines, c'est normal, le virus frappe des innocents, les plus faibles d'entre nous. Cela dit, il s'agit de prendre de la hauteur, il s'agit de reconnaître qu'il y a sur terre trop d'êtres humains, et que, dans ce contexte, la vie d'un être humain ne saurait avoir plus de valeur que la vie d'un animal appartenant à une espèce menacée d'extinction. Les damnés de la terre du 21ème siècle ne sont pas des hommes: ce sont les animaux sauvages et les animaux d'élevage. Ce que vécurent les Arméniens ou les Juifs au siècle dernier, ce n'est rien comparé à ce que vivent les animaux aujourd'hui, notamment dans les élevages intensifs, pour ne pas parler des abattoirs. Nous vivons dans une époque terrible, inédite, où la vie d'un éléphant ou d'un pangolin a plus de valeur que la vie d'un Africain ou d'un enfant yéménite. Chez nous, il est très clair que la vie d'un cerf a plus de valeur que la vie d'un chasseur; la vie d'un veau plus de valeur que la vie d'un actionnaire enrichi par les assassinats sanglants, commis à la chaîne dans les abattoirs. Tout cela pour nourrir parfois, voire souvent, des crétins. C'est comme ça, que cela plaise ou non. Il y a trop d'êtres humains sur terre, trop d'Asiatiques et trop d'Africains, cela saute aux yeux. Je n'en dirai pas plus sur ce sujet, mais ce sont là des vérités qu'il est bon de ne jamais oublier. Le droit de proliférer, cela n'existe pas. Et ceux qui prolifèrent dans le but d'envahir de nouveaux espaces sont les premiers à n'avoir rien à faire sur terre. L'opium de la populace envahissante, cela existe aussi. L'Europe est le seul continent à l'heure actuelle où la natalité humaine peut être moralement et devrait être politiquement encouragée. C'est une simple question de bon sens, d'équité et d'équilibre. Pour cela, il faut changer de modèle économique et élever les bas salaires. Il faut faire rendre gorge aux financiers et aux actionnaires. Il faut changer de logiciel, il faudra par exemple réformer en profondeur les écoles de journalisme et d'agriculture. La tâche est immense et nécessitera des lions éclairés, pas des petits technocrates médiocres et illégitimes; elle nécessitera des hommes de la trempe de Bonaparte ou De Gaulle. Cette période permet surtout à la nature de respirer, de retrouver le calme. Une chose est sûre: la nature n'appartient pas aux chasseurs. Il va falloir interdire cette pratique grotesque, désormais clairement barbare, datant d'un autre âge. Il est inadmissible que la France, via ses petits politiciens de bas étage, soit prise en otage depuis des décennies par les chasseurs. D'ailleurs, les chasseurs qui votent en fonction de leur sale petit loisir vulgaire, grossier et mortifère ne devraient pas avoir le droit de voter. Ils n'ont pas le niveau moral et intellectuel requis pour cela. Comme beaucoup d'autres d'ailleurs... J'ai croisé ces jours-ci, pour la première fois, une belette au bord du ruisseau. Un pur bonheur! Est-ce un hasard? Les hérissons surtout vont être épargnés sur les routes! Et cela, c'est réellement fabuleux, inestimable. Evidemment, l'ironie de cette histoire, c'est que le virus a été créé très probablement par le confinement auquel sont réduits dans la nature nombre d'animaux sauvages... Ne pouvant plus vivre tranquillement dans les zones naturelles qui leur appartiennent de droit, ils se rapprochent fatalement des hommes, des habitations humaines, des villes, et transmettent des virus aux animaux domestiques. La surpopulation humaine détruit la nature et enlaidit la planète. Elle rend aussi plus difficile et moins agréable la vie des hommes. Il faut bien garder ça en tête. La cupidité, la bêtise et l'arrogance humaines ne sont pas seules en cause... Le patriarcat n'a rien à voir là-dedans, nombre de tribus animistes, respectant la nature, sont des sociétés patriarcales. Le problème, c'est le capitalisme, l'arrogance humaine et la surpopulation humaine.

Dans les périodes de crise, des écrivains, des philosophes sont souvent questionnés, sollicités par les médias, pour livrer leurs analyses et leurs bons conseils? Qu'auriez-vous à nous dire?

Il est souvent de bon ton dans ces moments-là de parler de l'après, de convoquer La Fontaine et de citer une fable pertinente, d'appeler les gens à lire, à méditer... S'agissant de l'après, rien ne changera  si les hommes qui sont au pouvoir depuis quarante ans restent toujours en place, au pouvoir. Ces hommes intéressés, cupides, médiocres et insignifiants n'ont rien à faire sous les ors des palais de la république. Les conseils de lecture sont vains. Cette période ne changera rien aux habitudes des gens. Les hommes éclairés continueront de lire les grands classiques de la philosophie, de la poésie et de la littérature; les faibles d'esprit continueront d'écouter du rap, de lire des BD et des polars, des prix Goncourt, et de regarder des séries télé ou des mauvais films. Il n'est d'ailleurs pas sûr que cette période libérera beaucoup de temps libre pour les hommes et les femmes. Je ne suis pas certain non plus que les hommes et les femmes auront pendant cette crise la tête à découvrir Aristophane ou à relire Sophocle. S'agissant de La Fontaine, je vous vois venir, vous allez me demander ce que je pense de sa fable Les animaux malades de la peste. Coupons court tout de suite au suspense: c'est une très bonne fable, et elle est surtout très importante à cause du contenu de sa moralité finale. Les esprits faibles, ramollis, vous diront tout de suite que cette fable nous conseille de ne pas faire de procès... Les coupables et les responsables ont en effet toujours intérêt à ce qu'aucun procès n'ait lieu... Cela dit, c'est vrai, les procès qui visent et condamnent des innocents, qui cherchent des boucs émissaires, sont grotesques, iniques et dangereux... Ils détournent aussi l'attention des véritables coupables et responsables... Les procès qui visent les coupables et les responsables sont, eux, toujours légitimes et naturels... Une justice inique est une justice qui favorise les puissants et qui est impitoyable avec les faibles et les innocents, c'est une justice qui innocente les coupables et les responsables, et qui harcèle et condamne des innocents, parfois au nom de lois qui sont elles-mêmes grotesques, perverses et iniques. Le philosophe scythe Anacharsis l'a dit il y a longtemps: les lois sont faites pour attraper les petites mouches et pour laisser passer les grosses mouches... On parle toujours de progrès, de progressisme, mais s'agissant des grands fondamentaux régissant le fonctionnement des sociétés humaines, l'humanité n'a pas progressé d'un pouce depuis l'Antiquité. Et pour cause: les meilleurs ne sont pas aux manettes... Le vote des femmes n'a rien changé à l'affaire... 

Revenons à La Fontaine et à sa fable sur la peste!

Cette fable est très intéressante, elle fait notamment partie des fables enrichies par La Fontaine tant sur le fond que sur la forme. Si l'on devait réécrire la fable de La Fontaine Les animaux malades de la peste à l'aune de ce que nous vivons aujourd'hui, il est clair que l'âne de la fable serait remplacé par une chauve-souris, un pangolin et un cochon! Il est important de lire cette fable, mais aussi de lire la fable Le lion s'en allant en guerre. Ces deux fables se complètent merveilleusement bien. La première met en scène un mauvais roi lion, la seconde un roi lion éclairé. Cela dit, je n'adhère pas au discours actuel qui fait la part belle au mot "guerre" pour désigner la lutte ou le combat contre le coronavirus. La guerre, la vraie, c'est une expérience beaucoup plus dure et beaucoup plus tragique... Il ne faut pas tout mélanger. Si les mesures de confinement ne sont pas toujours respectées, si les gouvernements de la planète ont pris un peu à la légère cette affaire au début de l'hiver, c'est justement parce que ce virus est moins grave et moins mortel que la peste. Comme le loup dans la nature, il tue de préférence les vieux et les malades, les personnes fragilisées. Cela ne tue pas à tous les coups. 

Beaucoup de gens, notamment parmi les jeunes (et les privilégiés), sentent bien qu'ils passeront au travers des gouttes. Si le virus frappait réellement tout le monde de la même façon, de manière indistincte et mortelle, l'ambiance générale serait tout autre.

Si vous deviez écrire pareille fable, une fable sur ce thème de la propagation d'une épidémie, une fable sur l'épisode que nous traversons actuellement, à quoi ressemblerait cette fable?

Si je devais écrire une fable peignant ce que nous vivons actuellement et voulant en ce domaine compléter le travail commencé par La Fontaine, j'intitulerais tout d'abord ma fable Les animaux malades de la grippe espagnole, car je me vois assez mal parlant de coronavirus ou de Covid-19 dans une fable: il ne me plaît pas esthétiquement de coller de trop près à la réalité du jour, et ces termes ne sont pas très jolis. On nous dit que le virus actuel ressemble beaucoup à celui de la grippe espagnole, je parlerais donc de la grippe espagnole. La fable mettrait en scène un roi lion prenant à la légère la nouvelle de l'émergence et de la propagation de la grippe espagnole. Un roi lion qui serait ensuite pris en tenaille entre les contraintes économiques et les contraintes sanitaires, qui privilégierait finalement les contraintes économiques, qui ferait fi de la prudence et de la précaution, qui attendrait le dernier moment pour agir. Elle mettrait en scène un renard qui, flairant la légèreté du lion, se tiendrait à l'écart du lion et ne chercherait pas à passer aux yeux des autres animaux pour son conseiller... Bref, le lion serait un âne conseillé par des ânes... Un âne ayant démuni préalablement son royaume pour complaire à d'autres ânes et à des requins. Bien sûr, une fois la grippe présente dans le royaume du lion, elle se propagerait, elle ferait des victimes et provoquerait un certain nombre de dégâts corollaires, mais, sitôt la crise passée, le lion s'activerait pour qu'on oublie vite la crise et sa part de responsabilité. Et, en effet, il disposerait à sa guise de tous les leviers nécessaires pour endormir ses sujets et éviter toute forme de procès. Bien sûr, il chercherait à rester au pouvoir, et ferait tout pour que tout redevienne comme avant la crise. Comme si la crise n'avait été, au fond, qu'un mauvais rêve passager. Je ne sais pas si je pousserais le vice de la fable et du roi jusqu'à châtier des innocents ou un innocent, comme fit La Fontaine. Je ne le crois pas. Je pense que le lion retiendrait mon attention jusqu'au bout. Je pense qu'à un moment donné, dans la fable, on verrait le lion contraint de porter un masque. La fable de La Fontaine n'aborde pas la question de la gouvernance du lion, de la justesse des actions prises ou non par lui pour lutter contre le fléau de la peste. La mienne serait donc très différente de la sienne de ce point de vue.

Vous allez l'écrire?

Je ne sais pas. Si je l'écris un jour, ce sera pour l'introduire dans le premier recueil de fables, probablement dans le livre versaillais du futur Tome 2. Je l'écrirais donc en vers libre classique assoupli. Je pense que dans le livre versaillais, le lecteur va être témoin de l'ouverture des cages et enclos de la ménagerie du roi Soleil. Les animaux de la ménagerie vont se mêler aux animaux sauvages du parc de Versailles, et, bien sûr, parmi eux, il y aura un lion, un roi lion. Dans la première moitié du premier recueil, je marche sur les traces de La Fontaine avec un roi lion peu éclairé, assez peu scrupuleux. Dans la seconde moitié du premier recueil, ce mauvais roi lion dort, fait des rêves et des cauchemars qui accomplissent un petit miracle: au début du deuxième recueil, le roi lion se réveille au bord du Lison, et il est devenu un roi lion éclairé grâce à son sommeil, grâce à ses rêves venus l'éclairer. Il se réveille un peu comme La Belle au bois dormant si vous voulez! Dans mon deuxième recueil de fables, où les fables seront écrites en vers libre moderne, le roi lion est un roi honnête, intègre, juste, bon, débonnaire, éclairé. Je ne pourrais donc pas introduire une telle fable dans mon deuxième recueil, c'est parfaitement impossible. Il me faudrait alors modifier la fable et montrer au contraire un roi lion stratège, prévoyant et prudent, endiguant la propagation du virus. 

Cela dit, je ne cours pas après l'actualité et je ne me jette pas sur tout ce qui bouge. Je ne sais pas si je vais l'écrire, cette fable.  Je verrai bien le moment venu lors de la composition du livre versaillais. Si je dois l'écrire, je ne l'écrirai pas dans les jours qui viennent en tout cas. Il convient d'attendre, d'avoir un peu de recul, de connaître le fin mot de l'histoire, avant de l'écrire!